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Arts-chipels.fr

Misericordia. Une histoire – presque – sans parole d’amour et de misère.

© Pharmasiar Pasquali

© Pharmasiar Pasquali

Cet émouvant spectacle, construit d’abord sur la gestuelle et le travail d'acteur, nous plonge sans pathétisme exprimé dans les vies de rien de trois prostituées au grand cœur et d’un enfant mentalement retardé.

Quatre chaises sont disposées face au public. Entre elles de grands paniers, un bric-à-brac sans caractère. Trois femmes occupent trois des sièges. Seul le cliquetis des aiguilles qui ponctue leur activité incessante traverse le silence. Sur le dernier siège, un individu, vêtu d’une robe hors d’âge, cliquette des bras en rythme avec les aiguilles, leur imprimant un mouvement saccadé qui épouse le cliquettement de l’activité des femmes. On comprendra très vite que le quatrième personnage est un simple d’esprit, sans cesse sur le qui-vive par rapport au monde qui l’environne. Il porte une robe récupérée dans une poubelle, que l’une des femmes lui a enfilée, au grand dam des deux autres.

© Pharmasiar Pasquali

© Pharmasiar Pasquali

Mamans et putains

Ces femmes – on le découvrira plus tard – ont une existence de misère. Elles gagnent péniblement de quoi survivre en faisant commerce de leur corps. Des putains fatiguées, qui exhibent un corps qui a déjà beaucoup vécu et en porte les marques, lancées dans un aguichage aussi grotesque que pitoyable mais dont on ne rit pas tant il est condition de leur survie. Des femmes-marchandises qui s’exhibent et se vendent mais conservent toutefois, à travers leur amour pour Arturo, le « simplet », une dignité et une fierté touchantes. L’histoire se met peu à peu en place. Arturo n’est pas le fils de l’une d’elles. Sa mère est morte sous les coups de son compagnon et l’enfant, qui a survécu, porte les séquelles des violences que la mère a subies. Alors elles l’ont accueilli, l’ont élevé comme leur petit, l’ont protégé comme elles pouvaient pour le rendre heureux. C’est par amour qu’elles ont décidé de se séparer de lui pour le placer dans une institution spécialisée…

© Pharmasiar Pasquali

© Pharmasiar Pasquali

Trois femmes dans leurs différences

Nourrie par un travail d’improvisation des comédiennes, la pièce ne les rend pas identiques. Si chacune aime Arturo, c’est à sa manière et, dans le petit microcosme que forme le cloaque où elles se débattent, dans cette cohabitation obligée de la misère, elles n’ont pas toutes le même statut. L’agressivité est une composante de ce monde où tout est combat et deux d’entre elles se sont liguées contre la troisième, qui le leur rend bien. Les reproches sont à la mesure de cette vie de rien. Le vol de la garniture d’un sandwich dans le frigo commun devient une affaire d’état tout comme fouiller les poubelles. Ce qui les unit, cependant, c’est leur préoccupation commune du bien d’Arturo, qui les pousse à se séparer de lui pour lui offrir une vie meilleure. Elles en ont des étoiles dans les yeux, de cette chambre qu’elles lui rêvent avec vue sur un horizon lointain, et non plus sur un mur ou un espace clos sans fenêtre.

© Pharmasiar Pasquali

© Pharmasiar Pasquali

Une mise en scène qui repose sur le travail d’acteur

C’est face au public que les trois comédiennes et le danseur qui incarne Arturo se placent. Les spectateurs sont les destinataires affichés de la représentation qui se déroule devant leurs yeux, le témoin de la vie des trois femmes et le client de leur bordel. Les comédiennes, elles, s’expriment dans un dialecte qui mêle le sicilien et la langue des Pouilles, cette région pauvre située dans la botte de l’Italie, une langue non apprêtée, non éduquée, brute, qui frappe de plein fouet, comme le monde auquel elles sont confrontées, mais qui restitue aussi cette force première du langage populaire, avec sa charge de chaleur, de compassion et de solidarité. Une langue qui passe absolument par le corps, par une manière de dire qui engage le geste.

© Pharmasiar Pasquali

© Pharmasiar Pasquali

Un langage corporel fondateur

Le texte ici s’efface devant les rapports physiques qu’entretiennent les personnages. Au début du spectacle comme dans son déroulement, deux des femmes se chuchotent à l’oreille. Si l’on ne perçoit pas ce qu’elles se disent, leur comportement nous éclaire. Qu’elles rient ou regardent la troisième, que leur voix enfle ou se réduise à un chuchotis, on sait que la parole n’a pas d’importance, qu’elle est comme le bruit de fond de leur cohabitation. Ce qui compte, ce sont leurs attitudes, leurs intonations, leurs relations mutuelles, leur proximité avec l’« enfant ». Elles rejoignent en cela les mimiques d’Arturo, privé de la parole. Il est l’innocent, le ravi, en même temps que l’écho de tout ce qui l’entoure. Oiseau pépiant ou échassier posant précautionneusement ses pattes l’une après l’autre, il est pile électrique, résonnateur de ce qu’expriment ses « mères ». Il se casse et se reforme, pantin désarticulé fabriqué par un adulte fou qui lui a brisé les membres en même temps que la tête, avant que, comme Pinocchio, il trouve à la fin une forme « humaine », et avec elle la parole.

Dans cette évocation de presque rien, une émotion sans pathos ni misérabilisme est palpable. Le spectateur la partage. Dans cette histoire sans parole où palpite une intense et terrible vie « ordinaire », nous prenons notre part de compassion. De miséricorde.

© Pharmasiar Pasquali

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Misericordia

S Texte et mise en scène Emma Dante S Avec Italia Carroccio (Bettina), Manuela Lo Sicco (Nuzza), Leonarda Saffi (Anna), Simone Zambelli (Arturo) Lumières Cristian Zucaro S Assistante de production Daniela Gusmano S Surtitres Franco Vena S Traduction Juliane Regler S Technicienne en tournee Alice Colla S Coordination et diffusion Aldo Miguel Grompone (Rome) S Production Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa, Atto Unico / Compagnia Sud Costa Occidentale, Teatro Biondo di Palermo, Carnezzeria S Spectacle en italien, surtitré en français S Durée 1h

Théâtre du Rond-Point – 2 bis, avenue Franklin D. Roosevelt, 75008 Paris www.theatredurondpoint.fr 01 44 95 98 21

Du 4 au 15 octobre 2023, du mer. au ven., 20h30, sam. 19h, dim. 15h (sf 9 & 10/10)

Dimanche 8 octobre 15h Atelier philo animé par l'association « Les temps de la philosophie », à partir de 6 ans

TOURNÉE

5 et 6 décembre 2023 Le Grand — T, Théâtre de Loire-Atlantique / Nantes (44)

8 — 10 décembre 2023 Théâtre-Sénart, Scène Nationale (77)

12 décembre 2023 Théâtre des Quatre Saisons / Gradignan (33)

16 — 18 janvier 2024 Teatro Chiabrera / Savona (IT)

20 janvier 2024 Teatro dell'Unione / Viterbo (IT)

22 et 23 janvier 2024 Teatro Secci / Terni (IT)

29 février — 3 mars 2024 Teatro Stabile, Catania (IT)

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