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Arts-chipels.fr

Marc Rothko. Une rétrospective aussi belle qu’émotionnante.

Affiche. Mark Rothko, No. 14, 1960. Huile sur toile, 290,83 x 268,29 cm. San Francisco Museum of Modern Art -. Helen Crocker Russell Fund purchase © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko - Adagp, Paris, 2023

Affiche. Mark Rothko, No. 14, 1960. Huile sur toile, 290,83 x 268,29 cm. San Francisco Museum of Modern Art -. Helen Crocker Russell Fund purchase © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko - Adagp, Paris, 2023

La Fondation Vuitton réunit quelque 115 œuvres provenant des plus grandes collections publiques et privées internationales de cet artiste américain qui ne cesse de fasciner tous ceux qui ont pu contempler, au hasard des visites de musées, l’étrangeté vibrante qui émane de ses tableaux.

Marc Rothko est un de ces artistes du « presque rien » qui contient le monde. L’apôtre d’une peinture minimaliste en même temps que palpitante sous la surface, profondément habitée, humaine. La rétrospective que lui consacre la Fondation Vuitton offre un large ensemble de son parcours, avec ses 115 œuvres sur les 834 que compte le catalogue raisonné (dont 424 « color-field »). Elle traverse toute la trajectoire de l’œuvre, présentant les peintures figuratives de ses débuts, puis celles des périodes mythologiques et surréalistes avant de consacrer une très large part à ses « color-field paintings » et de s’achever sur les splendides toiles noires et grises imaginées par Rothko pour une commande sans lendemain pour l’Unesco, accompagnées, comme dans le projet d’origine, par des sculptures d’Alberto Giacometti. De la même période, comme en démenti d’un calque psychologisant qu’on voudrait appliquer sur la peinture – Mark Rothko se suicide le 25 février 1970 – sont présentées des toiles qui, au même moment, retrouvent les coloris éclatants de la période « classique ».

Mark Rothko, Slow Swirl at the Edge of the Sea, 1944. Huile sur toile, 191,1 x 215,9 cm. Museum of Modern Art, New York. Bequest of Mrs. Mark Rothko through The Mark Rothko Foundation, Inc. © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko - Adagp, Paris, 2023

Mark Rothko, Slow Swirl at the Edge of the Sea, 1944. Huile sur toile, 191,1 x 215,9 cm. Museum of Modern Art, New York. Bequest of Mrs. Mark Rothko through The Mark Rothko Foundation, Inc. © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko - Adagp, Paris, 2023

Un début de parcours singulier

Marcus Rothkovitch – qui deviendra en 1940, sous son nom de peintre, Marc Rothko – naît en 1903 dans une famille juive de Lettonie, un pays alors rattaché à l’empire russe. Il reçoit une éducation religieuse. Pour éviter que ses fils ne soient embrigadés dans l’armée russe impériale, leur père, pharmacien, émigre aux États-Unis avant de faire venir ses enfants en 1912 et 1913. Au début des années 1920, Marcus obtient une bourse d’études à la Yale University mais les restrictions apportées à la politique d’immigration, notamment juive, la lui suppriment en 1923. Il se tourne vers l’Art Students League de New York et s’oriente vers une carrière artistique. Dès 1935, en fondant le groupe « The Ten », il s’oppose au conservatisme artistique de l’époque, avant que le groupe ne soit dissous en 1940. Figurative, sa peinture s’intéresse aux scènes de la rue ou de la vie quotidienne et à l’univers du métro new-yorkais. Au commencement de la Seconde Guerre mondiale, l’apparition de sympathies nazies aux États-Unis et le pacte germano-soviétique qui rapprochent, de fait, communistes et nazis touchent le monde de l’art et inquiètent Rothko, Milton Avery et Adolf Gottlieb qui se séparent du Congrès des artistes américains pour fonder la Fédération des peintres et sculpteurs modernes et maintenir l’art hors de toute propagande politique.

La guerre comme lieu de réflexion

La réflexion sur la nécessité de transcender les limites des valeurs et symboles politiques les conduisent à réfléchir sur la mythologie et sur la perte de transcendance qu’a développée la culture occidentale. « Sans monstres ni dieux, l’art ne peut figurer un drame », écrit Rothko. Pour eux, l’invention par les hommes, à côté des dieux et demi-dieux, d’êtres hybrides et de monstres trouve une correspondance dans les partis fasciste et communiste. L’utilisation de la mythologie comme commentaire de l’histoire rejoint les préoccupations psychanalytiques du moment et en particulier les théories sur les archétypes de l’inconscient collectif, en particulier jungien. Il n’est donc pas surprenant que Rothko se lance sur les chemins du rêve et de l’inconscient – ne dit-on d’ailleurs pas que les béances qui s’ouvrent dans ses tableaux des périodes d’après-guerre pourraient remonter au souvenir, raconté mais non vécu, de cosaques qui forcent les juifs de leur village à creuser leur propre tombe ? Cette exploration rejoint des circonstances historiques bien particulières. Dans les années 1940, de nombreux artistes européens se réfugient aux États-Unis et un foyer artistique surréaliste s’y développe. Rothko est lui aussi séduit par la démarche surréaliste à laquelle il consacrera quelques années alors qu’il étudie la Psychanalyse des rêves de Sigmund Freud et le Rameau d’or de George Frazer.

Mark Rothko, Light Cloud, Dark Cloud, 1957. Huile sur toile, 169,6 x 158,8 cm. Modern Art Museum of Fort Worth. Museum purchase, The Benjamin J. Tillar Memorial Trust © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko - Adagp, Paris, 2023

Mark Rothko, Light Cloud, Dark Cloud, 1957. Huile sur toile, 169,6 x 158,8 cm. Modern Art Museum of Fort Worth. Museum purchase, The Benjamin J. Tillar Memorial Trust © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko - Adagp, Paris, 2023

La spiritualité et le dépassement de soi

La tentation de la spiritualité s’enracine chez Rothko dans la lecture de Nietzsche et de sa Naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique où l’auteur fait du triomphe de la rationalité la source de la disparition de l’art qu’il situe au croisement du dionysiaque et de l’apollinien. Mais on pourrait y voir aussi l’écho d’une éducation talmudique et d’une culture de l’idée, non pas abstraite, en dépit d’une peinture qualifiée comme telle, mais dotée d’une matérialité et d’une substance, et d'une dynamique bien éloignée du seul concept. C’est ce qui fascine dans les peintures initiées à partir de 1946 avec les « Multiformes » et ses zones de couleurs apposées les unes aux autres, en aplat, dessinant des emboîtements de formes grossièrement géométriques aux contours incertains d’où tout motif reconnaissable a disparu. Il ne cessera par la suite de s’enfoncer dans cette aventure de la pensée à travers des compositions binaires ou ternaires en matière de couleurs et de formes, jouant souvent des contrastes, parfois presque le ton sur ton.

Un parcours chronologique révélateur

L’exposition suit le parcours chronologique de l’œuvre des années 1930 à la mort de l’artiste, en 1970. Il est intéressant de constater que, dès les années Subway, où Rothko présente des personnages comme statufiés dans un univers marqué par les limites du sol et du plafond, rythmé par les colonnes qui distribuent l’espace, il porte déjà attention à la ligne plus qu’au volume, à la surface plus qu’à la profondeur. Dans un tableau de 1939, déjà qualifié d’Untitled, ses personnages sont déjà pris au piège, sur un escalier qu’on distingue à peine, d’une série de boîtes qui les contiennent. Dans le cube aux tons gris dans lesquels ils sont enfermés s’inscrit déjà un autre rectangle, celui du ciel bleu. On suit ainsi successivement la formation de cette pensée picturale, avec ses hésitations et ses expérimentations : la période surréaliste avec ses formes comme en apesanteur qui rappellent Miró ou Tanguy, la période mythologique où hybridation homme-femme, humain-animal voisinent avec des compositions en bandes séparant, têtes torses et membres, puis la naissance, d’abord hésitante, des Multiformes qui se développent ensuite, de manière plus ascétique, dans des tableaux de plus en plus monumentaux, dans une diversité de propositions qui prendront les voies d’un minimalisme habité. On retrouvera ensuite, parmi les œuvres de Rothko qui font sa renommée et sa singularité dans l'histoire de l'art, trois des œuvres que Duncan Phillips avait rassemblées en 1960 pour la constitution de la Rothko Room de la Phillips Collection de Washington, destinées à être installées dans une salle permanente dédiée à l’artiste et conçue avec lui. La totalité des 9 toiles réalisées en 1958-1959 pour décorer la salle de restaurant Four Seasons du Seagram Building de Mies van der Rohe, aujourd’hui à la Tate Gallery, est aussi exposée dans la configuration voulue par l’artiste.

Rothko « classique » et après

Ce qui frappe au cours de la visite de l’exposition, dès l’entrée dans la partie qui suit les Multiformes, c’est que le regardeur est contraint de changer d’attitude, de manière de voir. Car ce ne sont que substrats qui émergent à la surface, vestiges qui se mêlent dans uns magma indiscernable, transparences sous lesquelles apparaissent les traces d’un autre ailleurs, invitations à se laisser absorber par cette simplicité illusionniste derrière laquelle se dessine la complexité. Point ici de peinture apposée au couteau en épaisseurs agressives mais une surface, comme un miroir qui nous renverrait non notre propre reflet mais une interrogation sur les multiples couches dont nous sommes formés, sur le qui recouvre quoi et quoi le qui. Point ici non plus de coulure ou de dripping jeté dans l’urgence du mouvement, pas plus que de « luxe, calme et volupté ». Ici l’on navigue au royaume de la pensée et si l’on a perdu sa boussole, cela n’a guère d’importance. En se perdant dans la peinture, on se retrouve soi-même.

De la couleur à la lumière

Dans cette navigation au fil du vent qui impose ces formes massives dans lesquelles on pourrait reconnaître des fenêtres parfois inaccessibles ou des portes qui ne s’ouvrent sur rien, il y a ce bain de lumière qui émane de la couleur. Les ocres dorés, les jaunes de cobalt, les orangés et les rouge feu, les rouilles et les rouge brique, les terre de sienne, les bruns, les incarnats, les bleus profonds qui tirent parfois vers le bleu nuit, les harmonies infinies de gris et de noir et leurs ombres subtilement colorées, les verts tilleul ou pistache, les violines, les mauves et les magentas, les lilas et les rubis offrent une symphonie renouvelée d’un tableau à l’autre pour l’œil qui ne cesse de se repaître de ces couleurs composées par le peintre à partir de pigments qu’il prépare lui-même. Car ce n’est pas le moindre des paradoxes de la peinture de Mark Rothko. Là où nous identifions sur la surface intense et délicate l'omniprésence de la lumière qui nappe et anime chacun des tableaux, le peintre parle de « déchirure », de « violence qui imprègne chaque centimètre carré de leur surface », de « cataclysme » situé derrière la couleur. Troublante vision que cette approche torturée là où nous voyons une libération de la pensée. Mais la plongée proposée par l'œuvre exige de passer au-delà des apparences, d’accepter de cheminer au-delà du visible, d'affronter le danger. Lorsque le peintre ajoute : « Le seul équilibre admissible est le précaire avant l’instant du désastre », on comprend mieux cette danse des tonalités et des couleurs, du sourd avec la clarté, du vif avec l’éteint. Comme une danse au-dessus du volcan, un fragile équilibre en passe sans cesse de se briser. Une résistance ténue mais indispensable qui est une caractéristique de l’art.

Mark Rothko

Du 18 octobre 2023 au 2 avril 2024

Fondation Vuitton – 8, avenue du Mahatma Gandhi, 75116 Paris www.fondationlouisvuitton.fr

Commissariat Suzanne Pagé et Christopher Rothko, avec François Michaud et Ludovic Delalande, Claudia Buizza, Magdalena Gemra, Cordélia de Brosses

Prêteurs Musées • National Gallery of Art, Washington • Tate, Londres • The Phillips Collection, Washington • Art Gallery of Ontario, Toronto • University of California, Berkeley Art Museum and Pacific Film Archive • Chrysler Museum of Art, Norfolk • The Governor Nelson A. Rockefeller Empire State Plaza Art Collection, Albany • Frederick R. Weisman Art Foundation, Los Angeles • Glenstone, Potomac • Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Smithsonian Institution, Washington • Houston Museum of Fine Arts • The Menil Collection, Houston • The Museum of Contemporary Art, Los Angeles • Modern Art Museum of Fort Worth • The Museum of Modern Art, New York • Munson-Williams-Proctor Institute Museum of Art, Utica • San Francisco Museum of Modern Art • Sheldon Museum of Art, University of Nebraska, Lincoln • Stanford University, Collection Harry W. and Mary Margaret Anderson, San Francisco • The Art Institute of Chicago • The Fogg Art Museum, Harvard University Art Museums, Cambridge • The Metropolitan Museum of Art, New York • The Toledo Museum of Art • The University of Arizona Museum of Art, Tucson • Walker Art Center, Minneapolis • Whitney Museum of American Art, New York • Yale University Art Gallery, The Katharine Ordway Collection, New Haven • Fondation Beyeler, Bâle • Louisiana Museum of Modern Art, Humlebæk • Musée national d’art moderne, Paris • Yageo Foundation, Taipei

Collections particulières • Adriana et Robert Mnuchin, États-Unis • Collection Nahmad, Grande-Bretagne • Elie et Sarah Hirschfeld, Etats-Unis • Des collections particulières anonymes • Et enfin, Kate Rothko Prizel et Ilya Prizel, ainsi que Christopher Rothko.

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