17 Octobre 2023
Cette belle pièce, lyrique et puissamment orchestrale, puise son inspiration chez Christopher Marlowe. Elle joue d’une certaine manière, en la trahissant, la fidélité à l’œuvre du dramaturge.
Aucun artifice de scène n’est véritablement ajouté, hormis la présence d’un divan où se prélasseront Édouard II et son favori et amant Gaveston, une couronne, enjeu pour chacun des personnages, et une indication de tribune d’où s’exprime le pouvoir. Lessons in Love and Violence resserre la pièce de Christopher Marlowe, Le Règne difficile et la mort lamentable d’Édouard II, roi d’Angleterre, ainsi que la chute tragique de l’orgueilleux Mortimer, en ne retenant que les personnages principaux et en la ramenant à ses éléments fondateurs, au croisement de deux thèmes majeurs, les querelles de pouvoir et la force destructrice de la passion.
Une pièce baroque revisitée
Écrite à la toute fin du XVIe siècle, la pièce porte en elle le lot de désordres et de chaos coutumier des pièces de cette époque en même temps que les ingrédients qui pimentent les préoccupations de l’époque : vengeances, morts et fantômes – ici le spectre de Gaveston, meurtrier du roi à la fin du spectacle –, sorcières ou devins qui portent sur le destin des personnages un regard plein de clairvoyance – ici remplacés par une lecture des signes de la main. Contemporain de Shakespeare, dans une période troublée où le pouvoir, passé aux mains des Tudor, doit s’imposer face aux puissants barons anglais, où les dissensions religieuses sévissent, où alliances et contre-alliances sont volatiles, passagères, de circonstance, où la violence et les effusions de sang sont légion, le jeune Christopher Marlowe n’échappe pas à une époque où l’Angleterre porte la marque des luttes entre l’anglicanisme instauré par Henri VIII et la restauration par Marie Tudor, « la Sanglante », des bûchers d’« hérétiques », avant le retour en grâce des thèses de la Réforme. Si Marlowe puise dans un épisode de l’histoire anglaise du XIIIe siècle, le règne d’Édouard II, de 1307 à 1327, ce qu’il met en scène, c’est son époque et les conséquences du grand chambardement tant politique que philosophique de la Renaissance anglaise. George Benjamin et Martin Crimp, en s’emparant à leur tour de cette histoire, ne procèdent pas autrement. S’ils conservent la trame de la pièce, c’est dans une optique résolument contemporaine. Ce que la fable nous apporte, c’est de l’ici et maintenant.
Une situation politique confuse
Édouard II n’a pas vraiment choisi de régner. Il a hérité de la couronne et avec elle, des dettes de guerre contractées par son père, en lutte contre l’Écosse. Roi sans poids véritable, il ne tire de son règne que le bénéfice de faire ce qui lui plaît. Que le peuple meure de faim, qu’importe ! il couvre de bijoux et d’honneurs son amant, Pierre Gaveston, un gentilhomme gascon de modeste origine, préférant cet « étranger » aux barons locaux qui complotent pour se débarrasser de cet encombrant personnage aux pouvoirs démesurés. Sous la menace d’une excommunication formulée par l’archevêque de Cantorbéry, Robert Winchesley, Édouard II renvoie Gaveston en Aquitaine avant de le faire revenir et de l’imposer. Insultant, plein de morgue, son favori est considéré comme l’ennemi à abattre. Maintes fois exilé, il revient à chaque fois. Il sera finalement exécuté. Pendant ce temps, Édouard II, sur qui s’abattent le mécontentement des barons, les désastres naturels provoquant des famines, les revers en Écosse et une guerre entamée contre la France à propos du duché de Gascogne, sombre peu à peu. Il sera contraint à l’abdication au profit de son fils, sous l’impulsion de son épouse, Isabelle de France, et du conseiller et amant de celle-ci, Roger Mortimer. Mais les tentatives pour le faire évader sont nombreuses et il reste dangereux. Il mourra soudainement en captivité dans des circonstances qui laissent planer le doute sur les raisons de son décès. Des diverses hypothèses historiques, la pièce retient l’assassinat.
Entre passion et politique, l’individu et la raison d’État.
Le rôle fondamental que joue la politique dans cette histoire est ramené, hormis l’incursion d’un témoignage « populaire » qui atteste de la détresse des petites gens, aux jeux d’amour et de pouvoir que se livrent sur la scène les principaux personnages que sont Édouard et Gaveston d’un côté, Isabelle et Mortimer de l’autre. Il y a de la verdeur et de l’absence de faux-semblants dans la manière dont chacun se livre, dont il appelle un chat un chat comme lorsque le roi interpelle, ironiquement, Mortimer sur sa liaison avec la Reine en lui balançant à la figure : « Quand votre langue est en elle, Mortimer, décelez-vous encore le goût du mari ? ». Mais ce chassé-croisé « amoureux » demeure plein d’ambiguïté. Car Édouard aime Gaveston mais aime aussi Isabelle, que celle-ci l’aime tout en devenant la maîtresse de Mortimer, que Gaveston et Mortimer font de leurs relations avec leurs partenaires le tremplin de leurs ambitions politiques et de leur volonté de pouvoir. Si l’on ajoute, pour Gaveston, une véritable tendresse pour Édouard, on comprend que les enjeux de la passion et de l’amour touchent à une grande complexité, dans laquelle l’homosexualité n’est qu’un seul des aspects d’une galaxie qui englobe tous les « dérèglements » occasionnés par l’amour. « L’amour est un poison », affirme Mortimer, et sans doute le seul sacrifié de l’affaire – en dehors du fait que Gaveston y perd la vie – est-il Édouard, qui court à sa perte avec une constance à la mesure de sa passion et une conscience aiguë de l’échec qui lui reste attachée aux basques.
Pour l’amour de l’art
Si le comportement du roi, affamant son peuple et le réduisant à la misère, est stigmatisé, si les cadeaux dont il couvre Gaveston sont condamnés, sa défense de l’art et des artistes sonne comme une justification. Aux yeux de son épouse, qui condamne son comportement, l’art occupe une place à part et Isabelle souligne que le fait de le financer n’est en aucun cas condamnable. La pièce se positionne ainsi comme une vigoureuse défense de la création, au-delà du jugement social. Elle place l’art au-dessus des contingences et l’acte musical de l’opéra représenté sur scène peut apparaître comme le prolongement de cette affirmation de la nécessité de l’art.
Le théâtre, un art des fous ou une illusion qui dit la vérité
Trois séquences dans le spectacle viennent compléter ce jeu des simulacres et de la réalité. La première sert de cadre au piège mortel qu’Isabelle tend à Gaveston, et dans lequel il tombera, en lui proposant d’assister à un spectacle à ses côtés. La scène choisie est celle de la déploration de David à la mort de Jonathan, « qu’il aimait comme lui-même », tué par les Philistins. Gaveston y retrouve un reflet de sa situation, s’en émeut et pleure, comprenant aussi qu’il est tombé dans un piège. La seconde a la même fonction de révélateur. Pour préparer le jeune prince à son métier de roi – il doit succéder à son père qu’on force à abdiquer – Mortimer organise pour lui une représentation théâtre où un fou se prétend le roi légitime, intronisé par son chat. Il appartiendra au futur roi de statuer sur le sort du fou. Une troisième « représentation » est donnée par le jeune prince, devenu roi, à sa mère. Sans musique, parce que le nouveau roi l’a bannie, elle met en scène une conspiration ourdie par un homme et une femme pour commettre un régicide. Elle rappelle étrangement la scène où Hamlet, qui se fait passer pour fou, fait jouer par des comédiens le meurtre de son père. Le spectacle aboutira à l’exécution de Mortimer, devant les yeux de sa mère. Le théâtre a rejoint la réalité qui est elle-même du théâtre.
Une musique âpre et puissante
George Benjamin donne au livret une intensité dramatique fortement marquée par les cuivres et les percussions, qui traduisent la violence non déguisée des rapports entre les personnages, la tourmente dans laquelle ils sont plongés et l’exaspération des situations. Mais il la module, laissant place à des accalmies lorsque la tendresse vient prendre sa place. Plus capricieuses, plus joueuses au début, pour évoquer les rapports amoureux du roi et de son favori, les tonalités se font intimistes pour traduire le désespoir d’Édouard à l’annonce de la mort de Gaveston. Elles s’assombrissent à mesure qu’on avance dans le drame, s’appuyant sur le timbre grave des vents, la force des percussions et la puissance orchestrale de l’ensemble des instruments. L’équilibre des voix est en lui-même révélateur. En faisant du roi et de Gaveston deux barytons, Benjamin les place sur un terrain d’égalité qui reflète le lien qui les unit et crée un dialogue musical à parts égales. Vibrante, la musique ne se contente pas d’accompagner la situation. Elle en est la partenaire du récit, l’un des conteurs de cette histoire pleine de bruit et de fureur.
Au pays des dissonances où se révèlent l’appétit du pouvoir et les barbaries de toute sorte, qui ne sont pas seulement d’hier et dont les similitudes avec notre monde sont manifestes, Lessons in Love and Violence s’impose comme un moment artistique fort, une proposition musicale pour un théâtre de l’existence.
Lessons in Love and Violence
S De George Benjamin S Texte original Martin Crimp S Inspiré de Le Règne difficile et la mort lamentable d’Édouard II, roi d’Angleterre, ainsi que la chute tragique de l’orgueilleux Mortimer de Christopher Marlowe S Avec Stéphane Degout, baryton – Le Roi ; Georgia Jarman, soprano – Isabelle, sa femme ; Gyula Orendt, baryton – Gaveston / L’Étranger ; Toby Spence, ténor – Mortimer ; James Way, ténor – Le Garçon, Jeune Roi ; Hannah Sawle, soprano colorature – 1er témoin / 1re chanteuse / 1re femme ; Emilie Renard, mezzo-soprano – 2e témoin / 2e chanteuse / 2e femme ; Andri Björn Róbertsson, baryton-basse – 3e témoin / Le Fou S Orchestre de Paris, direction Sir George Benjamin S Effectif instrumental 2 flûtes (jouant aussi piccolos), 2 hautbois, 2 clarinettes (la 1re aussi petite clarinette, la 2e aussi cor de basset), petite clarinette, clarinette basse, 3 bassons (le 3e aussi contrebasson), 4 cors, 2 trompettes, 2 trombones, trombone basse, trombone contrebasse, timbales (jouant aussi percussions), percussions, célesta, cymbalum, 2 harpes, cordes S Mise en espace Dan Ayling S Composition 2015-2017 S Commande Royal Opera Covent Garden de Londres, Opéra national des Pays-Bas d’Amsterdam, Staatsoper de Hambourg, Opéra national de Lyon, Lyric Opera de Chicago, Gran Teatre del Liceu de Barcelone, Teatro Real de Madrid Création le 10 mai 2018 au Royal Opera de Covent Garden, Londres sous la direction du compositeur Éditeur Faber Music S Coréalisation Orchestre de Paris et Festival d’Automne à Paris S Concert surtitré, traduction, Elisabeth Angel-Pérez S Durée 1h40
Philharmonie de Paris / 12 octobre 2023