9 Octobre 2023
Ce très fort spectacle minimaliste en farsi surtitré nous immerge dans la réalité iranienne d’aujourd’hui. Une plongée dans la désespérance en même temps qu’une belle leçon de résistance.
Lorsque la première décennie du XXIe siècle s’achève, en 2009, l’Iran protestataire a la gueule de bois. Les manifestations du mouvement vert ont été réprimées par le gouvernement à coup de balles réelles et la chape de plomb est retombée sur le pays. Mais les protestations ne cessent pas. La presse est menacée. Les exactions, à l’égard des femmes en particulier, sont nombreuses et les dénonciations qu’en fait la presse conduisent à des arrestations de journalistes, maintenues en détention en dépit de tout droit. L’écho de ces atteintes, qu’Amir Reza Koohestani croise avec sa réaction personnelle contre cette mise sous le boisseau et celle d’un ancien prisonnier politique de la République islamique, guident le choix des trois personnages de Blind Runner et forment la trame du spectacle.
Un espace métaphorique
À l’entrée en salle, un jeune homme et une jeune femme sont présents sur scène. Ils s’échauffent musculairement. Exercices d’assouplissement, élongations, étirements, torsions. Ils sont de part et d’autre de la scène et la vidéo qui apparaît au fond de la scène les montre côte à côte. Ils sont les protagonistes, quoique séparés, d’une même histoire. Parce qu’elle est en prison et que son mari, lui, est resté libre. Aucun décor ne meuble cet espace où la lumière a valeur de personnage, celui de l’auteur-metteur en scène qui dirige notre vision. Elle délimite le carré éclairé dans lequel se situe le parloir de prison où, sans se toucher, la femme et l’homme se rencontrent, de part et d’autre d’un invisible mur de verre, en sachant que leurs propos seront sur écoute. Elle dessine les routes que prend chacun d’eux dans la course qu’il mène à la survie. Elle matérialisera aussi le chemin de la fuite lorsqu’il sera question de quitter le pays. Elle est l’espace, analytique, qui sert de cadre à une histoire dont toute sensiblerie a été évacuée. La vidéo, de son côté, joue aussi son rôle : elle relie, connote, ajoute des pièces plus qu’elle ne sert de décor.
Des parcours croisés
L’histoire naît de la conjonction de plusieurs événements tirées du réel. Sur l’écran apparaissent des noms de femmes et des numéros d’écrou. Ce sont des journalistes incarcérées, comme Niloofar Hamedi, emprisonnée aujourd'hui depuis plus d’un an sans procès pour avoir publié un reportage qui a provoqué le soulèvement social Femme, Vie, Liberté, sur la mort d’une femme à la suite d’un passage à tabac. La journaliste qui apparaît sur scène savait qu’il y avait un prix à payer pour faire usage de sa liberté de protester. L’homme qui lui rend visite est son mari. Il n’a pas eu son courage mais elle ne le lui reproche pas. Il importe de rester vivant, de conserver une forme de résistance au dehors. Le troisième personnage est une absence, une silhouette floue qui apparaît sur l’écran : c’est une aveugle, une marathonienne qui cherche un guide pour courir. Elle a perdu la vue à la suite d’une balle reçue lors d’une manifestation. Courir est sa liberté, et celle-ci est collective.
La course comme métaphore
Ce qui lie les trois personnages, c’est la course. Une course à prendre haleine, comme un souvenir de la protestation, pour oublier les espoirs réduits à néant, pour se sentir encore vivant, à presque en perdre le souffle, à corps et cœur perdus. Une liberté d’être encore dans la rue, en marge d’une société qui triche et s’enrichit, le long des clôtures métalliques qui séparent les profiteurs du système de cet autre monde privé de parole. Et avec cette liberté, comme une ivresse d’alcoolique qui boit jusqu’à l’oubli, une forme de mort de soi que l’auteur a expérimentée. Il la croise avec l’histoire de Niloofar, la prisonnière. Marathonienne, elle court en pantoufles – les chaussures coûtent cher – deux fois par semaine dans la cour de sa prison tandis que son mari transforme sa course, à l’extérieur, en une campagne pour la libération de sa femme. La jeune femme rendue aveugle y revendique, quant à elle, une revanche contre le sort qu’on lui a fait, le moyen de se tenir, encore, debout.
Sur les terres des aveugles…
Le thème de la cécité imprime dans la pièce plusieurs scénarios qui se chevauchent. Il y a celui de la fable et de cet homme qui devient le guide de la coureuse aveugle avec laquelle il entreprendra de couvrir les trente-huit kilomètres du tunnel sous la Manche pour rejoindre l’Angleterre, dans l’intervalle de temps qui sépare le passage de deux trains, accomplissement et but d’une revanche préparée jusqu’au bout des forces. S’y superposent les aveuglements occasionnés par les œillères des jugements à l'égard de l’emprisonnement politique, qualifié d’un côté en termes de « punition » et de « réhabilitation » et exprimé de l’autre en « torture » et « répression ». Ce que montre la pièce, à travers le témoignage livré par la journaliste incarcérée, c’est un mécanisme plus subtil mais non moins destructeur : le divorce qui s’opère avec l’extérieur, le lent glissement vers l’enfermement en soi-même, la difficulté de dire et de communiquer ce qui se passe à l’intérieur.
Un spectacle poignant, mais sans pathos
Le dénuement volontaire des moyens mis en œuvre par la scénographie, qui révèle l’os sous la chair, s’accompagne d’une apparente neutralité du jeu des comédiens. Quand ils ne courent pas, les deux personnages auxquels se superposera, dans une séquence vidéo saisissante, le fantôme de la femme aveugle, se parlent le plus souvent sans se regarder, enfermés dans leur monde propre, incapables de se faire face pour communiquer excepté lorsqu’ils se querellent. Ils sont deux étrangers parce que l’un est dehors, et l’autre dedans. Leur désespoir est muet, leur colère rentrée. Le mur de la prison, ils l’érigent en eux-mêmes et, dans ce contexte, choisir la fuite et l’exil peut apparaître comme la seule échappatoire pour ceux qui le peuvent encore, fût-ce au péril de leur vie. Avec une clairvoyance que ce coureur aveugle dévoile, les demi-teintes du texte ont un éclat limpide et les non-dits résonnent de manière assourdissante. Minimaliste, la mise en scène l'est, certes, mais pour faire percevoir toutes les nuances d'un enfer qui n'a pas que la violence physique pour compagnon.
Blind Runner
S Texte et mise en scène Amir Reza Koohestani S Avec Ainaz Azarhoush, Mohammad Reza Hosseinzadeh S Dramaturgie Samaneh Ahmadian S Assistant à la mise en scène Dariush Faezi S Lumières et scénographie Éric Soyer S Vidéo Yasi Moradi, Benjamin Krieg S Musique Phillip Hohenwarter, Matthias Peyker S Costumes Negar Nobakht Foghani S Traduction française et adaptation surtitrage Massoumeh Lahidji S Opératrice surtitres Negar Nobakht Foghani S Directeur de production Pierre Reis - Bureau Formart S Assistante logistique et communication Yuka Dupleix - Bureau Formart S Production Mehr Theatre Group S Coproduction Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles), Berliner Festspiele (Berlin), Athens Epidaurus Festival (Athènes), Festival d’Automne à Paris, Théâtre de la Bastille, La rose des vents - Scène nationale Lille Métropole Villeneuve d’Ascq, La Vignette - Scène conventionnée Université Paul-Valéry Montpellier, Théâtre populaire romand - Centre neuchâtelois des arts vivants (La Chaux-de-Fonds), Triennale Milano Teatro (Milan) Noorderzon Festival of Performing Arts & Society (Pays-Bas) et Festival delle Colline Torinesi / Fondazione TPE (Turin) S Résidences de création Théâtre populaire romand – Centre neuchâtelois des arts vivants, KWP Kunstenwerkplaats Pianofabriek et Théâtre Les Tanneurs S Projet soutenu par le ministère de la Culture - DRAC d’Île-de-France S Avec le soutien de l’Institut français et de l’Onda – Office national de diffusion artistique S Coréalisation Festival d’Automne à Paris Spectacle en persan, surtitré en français
5 & 6 oct. 2023 à 20h30, du 9 au 20 oct. à 20h, sam. à 18h (sf dim.)
Théâtre de la Bastille – 76, rue de la Roquette, 75011 Paris
www.theatre-bastille.com 01 43 57 42 14
TOURNÉE 2023
24 – 26 octobre 2023 Triennale Milano Teatro, Italie
28 – 29 octobre 2023 Teatro Astra Festival delle Colline Torinesi, Italie
2 – 4 novembre 2023 Théâtre populaire romand, La Chaux-de-Fonds, Suisse
18 novembre 2023 Bundeskunsthalle, Bonn, Allemagne
24 – 25 novembre 2023 La Condition Publique – Roubaix, programmation dans le cadre de la saison nomade de La rose des vents, Scène nationale Lille Métropole Villeneuve d’Ascq
28 – 30 novembre 2023 Théâtre la Vignette, Montpellier