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Arts-chipels.fr

Une maison de poupée. Dans la toile engluante des conventions sociales.

© Kristin Aafloy Opda

© Kristin Aafloy Opda

Transformer Une maison de poupée en donnant au mot « poupée » son sens littéral d’objet inanimé tout en restant fidèle au contenu de la pièce d’Ibsen relevait de la gageure. Yngvild Aspeli la réussit magnifiquement dans ce presque seule en scène en plaçant la manipulation au cœur du propos.

Une femme est apparue. Elle raconte. L’histoire d’un oiseau qui se brise les ailes et perd la vie pour s’être heurté à un mur invisible, cogné à une vitre. L’oiseau volète et tombe. De son petit corps émerge une marionnette féminine. Une poupée. Elle est l’oiseau, la petite alouette de la fable qu’il nous est donné d’entendre. Une porte s’ouvre. Une robe apparaît. Celle de la marionnette. La manipulatrice se glisse à l’intérieur. Elle sera Nora, pour le moment installée dans un salon bourgeois. Côté jardin, un sapin de Noël a été décoré. À son pied, trois enfants – des marionnettes grandeur nature – sont assis.

© Johan Karlsson

© Johan Karlsson

Une maison de poupée, un drame dans le huis clos d’un salon bourgeois

Le salon qui apparaît devant nos yeux nous plonge dans le huis clos étouffant d’une famille traditionnelle. Le père, fraîchement promu directeur de banque, est d’une honnêteté méticuleuse. Rigide et dépourvu de fantaisie, il règne en despote sur sa maisonnée. Il a affublé son épouse, Nora, de petits noms d’animaux inoffensifs – alouette, écureuil – comme pour souligner son inexistence dans la catégorie humaine. Il se comporte en père et mari aimant – du moins le pense-t-il – sans débordement d’aucune sorte, pour peu que chacun reste à la place qu’il lui a assignée et se comporte selon les principes qu’il a édictés. Nora, quant à elle, vit, du moins s’en convainc-t-elle, une existence parfaite au milieu de sa famille.

Elle a cependant dérogé à la règle. Pour guérir son époux gravement malade, elle a emprunté de l’argent en secret pour le faire soigner en Italie. Et comme les femmes n’ont pas la permission de le faire sans l’accord d’une personne « responsable », elle a fait un faux. Par une suite de péripéties que la pièce expose, et malgré les tentatives de Nora pour cacher son « forfait », le pot-aux-roses est découvert. Pour le mari, c’est l’effarement, la peur du qu’en dira-t-on et la colère. Pour elle la tentation du suicide, avant d’opter pour un autre choix, qui fera d’elle une femme libre.

Une maison de poupée. Dans la toile engluante des conventions sociales.

Une version chorale pour un seul personnage ou presque

L’actrice qui incarne le personnage de Nora assume seule tous les rôles, entourée de pantins grandeur nature auxquels elle prête vie au fil de son récit, changeant de timbre de voix chaque fois qu’elle endosse la personnalité d’une des marionnettes. Avec un art consommé, elle campe tour à tour son créancier aux abois, l’amie qui déclenche la catastrophe, les enfants ou l’amoureux transi qui hante la maison, installant une relation triangulaire – ou quadrangulaire – entre l’auteur, la narratrice, le personnage et la marionnette qui le représente. Immobiles, parfois alignées sur la scène, les marionnettes attendent leur tour d'intervenir en même temps qu’elles matérialisent la surveillance à laquelle Nora est soumise. 

De la marionnette au personnage, la question du double.

Le jeu entre être et paraître, Nora l’applique à son propre personnage, passant de son incarnation en marionnette de femme au foyer, effacée et docile, à la commentatrice qui sait que quelque chose cloche dans ce tableau trop parfait. En jouant sur les rapports entre acteurs et marionnettes, Yngvild Aspesi met en évidence et oppose l’individu et le « théâtre » imposé par la société. Elle ne fait d’ailleurs pas que dissocier la personnalité sociale de la conscience de Nora. À la fin de la pièce, les masques tombent et c’est la femme à visage découvert qui s’oppose à son époux, incarné cette fois par un comédien doté de sa propre voix.

Une maison de poupée. Dans la toile engluante des conventions sociales.

Une femme prise au piège

Dans le décor apparaît subrepticement une intruse, une petite araignée dont la taille augmentera jusqu’à devenir gigantesque à mesure que Nora s’engluera dans la situation inextricable qui conduit à la révélation de sa faute. Des fils luminescents de la toile recouvrent les murs, matérialisant le piège dans lequel Nora est enfermée et dans lequel elle se débat sans espoir d’en sortir. Dans un crescendo dramatique, l’araignée se glisse d’abord sous les meubles avant de grimper sur les murs, puis de s’attacher sur les épaules de Nora et de devenir une créature de cauchemar digne d’un film de science-fiction où les insectes se transforment en prédateurs pour l’homme. 

De tarentule en tarentelle

Dans la pièce d’Ibsen, l’auteur place, au moment où se noue le drame, une séquence où se traduit l’intensité de l’angoisse qui agite Nora. Le couple ayant été invité à dîner, Nora doit y présenter, en souvenir de leur voyage italien, une danse traditionnelle apprise lors de leur séjour : la tarentelle. Cette danse, une curieuse légende qui la relie à l’araignée y est attachée. On prétend en effet qu’elle guérissait de la piqûre de la tarentule, qui rendait fou. Comme dans un rituel de purification, le danseur devait tourner à perdre haleine jusqu’à se purger du poison de la bête. En introduisant la tarentelle, Ibsen en utilise la valeur symbolique pour traduire l’état d’esprit de Nora. Le spectacle, à travers l’image de l’araignée, le rend explicite et l’amplifie. 

Au-delà du faux, la Faute

Son mensonge, Nora le voit à l'aune des diktats énoncés par son époux. Elle est triplement pécheresse, parce qu’elle a enfreint les règles qu’il lui avait imposées – et à travers lui la société tout entière –, en empruntant et en cachant le fait, et parce qu’elle s’est mise hors-la-loi en recourant à un faux. La toile de l’araignée incarne les fils de ces règles qui l’emprisonnent. Elle est la projection de ce qu’inconsciemment Nora rejette, parce qu’elle considère qu’elle a agi pour la bonne cause. Elle incarne le paysage mental dans lequel elle se débat. Il lui faudra s’extirper des fils de la toile pour conquérir le droit d’exercer son libre arbitre en assumant les conséquences de son choix.

© Johan Karlsson

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La pièce par laquelle le scandale arrive

Représentée en 1879, cette pièce où une femme quitte mari et enfants, renonçant au devoir « sacré » d’être mère pour parvenir à exister en tant que personne à part entière fait scandale. L’auteur s’était inspiré de l’histoire d’une amie des Ibsen, Laura Kieler, confrontée à une situation analogue à celle de Nora. Le fait qu’elle n’ait pas été au bout de son projet d'emprunt n’avait pas empêché son mari de la faire interner pour Instabilité psychique. L’atmosphère familiale chez les Ibsen était plus libérale et Susannah, l'épouse d’Ibsen, défendait la cause de l’émancipation des femmes. Il n’est donc pas surprenant qu’Ibsen imagine qu’à la fin du spectacle, Nora, en dépit du « pardon » marital, acquis parce que les conventions s’avèrent sauves et non par amour pour elle, plante là époux et couvée. Mais cette fin par trop révolutionnaire suscita une telle levée de boucliers qu’Ibsen imagina une autre fin, évoquant le retour de Nora au sein de son foyer, au risque d’une séparation de son propre couple.

C’est évidemment la première fin, dont le propos résonne encore aujourd’hui avec acuité en ces temps de remise à plat et de mise au jour des non-dits hérités du passé en matière de couple ou de famille, qui a été retenue. Respectant le texte d’Ibsen qui ne place pas les « bons » d’un côté et les « méchants » de l’autre, les multiples reflets que nous proposent les « poupées » restituent la complexité de la fable. Mais Yngvild Aspesi et Paola Rizza n’en exposent pas moins, avec une grande clarté, un point de vue de femme sur un état de fait qui, s'il est aujourd’hui interrogé et mis en cause, n’est pas pour autant résolu.

© Johan Karlsson

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Une maison de poupée d'après Henrik Ibsen

S Mise en scène Yngvild Aspeli et Paola Rizza S Avec Yngvild Aspeli et Viktor Lukawski (acteur.ices marionnettistes) S Musique Guro Skumsnes Moe S Fabrication des marionnettes Yngvild Aspeli, Sébastien Puech, Carole Allemand, Pascale Blaison, Delphine Cerf S Scénographie François Gauthier- Lafaye S Lumière Vincent Loubière S Costumes Benjamin Moreau S Son Simon Masson S Plateau Alix Weugue S Dramaturgie Pauline Thimonnier S Chorégraphie Cécile Laloy S Coordination chorale Pauline Schill S Création le 16 septembre 2023 Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes, Charleville-Mézières S Production Plexus solaire S Coproduction (en cours) Théâtre Dijon Bourgogne CDN (FR), Le GRRRANIT, scène nationale de Belfort (FR), Les Gémeaux, scène nationale de Sceaux (FR), le Bateau Feu, scène nationale de Dunkerque (FR), Le Sablier , Centre National de la Marionnette, Ifs (FR), Le Trident, scène nationale de Cherbourg (FR), le Manège, scène nationale de Reims (FR), Figurteatret i Nordland, Stamsund (NO), Baerum Kulturhus (NO). Soutiens Kulturrådet / Arts Council Norvège (NO), DGCA Ministère de la Culture (FR), DRAC et Région Bourgogne franche Comté (FR), Département de l'Yonne (FR) Durée estimée 1h20 Dès 14 ans

TOURNÉE  2024-2025

25 septembre 2024 Lutke Festival, Ludkovno Gledalisce Ljubljana, Ljubljana, Slovénie
8 octobre 2024 Théâtre de Plaisir en collaboration avec le TSQY et le festival Mars à l’Ouest
11-16 octobre 2024 Théâtre Gérard Philipe - CDN de St-Denis, St-Denis
7-8 novembre 2024 La Faïencerie, Creil
12 novembre 2024 CDN de Normandie-Rouen, Rouen
15 novembre 2024 Le Tangram, Evreux
20-21 novembre 2024 Le Sablier, CNMa, Ifs, en partenariat avec la Comédie de Caen, CDN dans le cadre du Festival les Boréales
28-29 novembre 2024 Le Trident, Cherbourg, dans le cadre du Festival les Boréales
5-6 décembre 2024 Théâtre de Sartrouville des Yvelines – CDN
18-19 décembre 2024 Le Zef, Marseille
9 janvier 2025 Le 140, Bruxelles, Belgique
18 janvier 2025 EMC, Saint-Michel-sur-Orge
23 janvier-2 février 2025 Théâtre du Rond-Point, Paris
27-28 février 2025 Le Manège - Scène Nationale de Reims , Reims
12-14 mars 2025 La Coursive - Scène Nationale de la Rochelle , La Rochelle
19-20 mars 2025 Théâtre les Colonnes , Miramas
25-28 mars 2025 Les 2 scènes en partenariat avec le CDN de Besançon, Besançon
02-04 avril 2025 MC2 , Grenoble
08 avril 2025 Le Théâtre - Scène nationale de Mâcon , Mâcon
10 avril 2025 L'Arc - Scène Nationale le Creusot, Le Creusot
16 avril 2025 Scènes du Jura , Dole
19 avril 2025 Quai 9 Lanester avec le Théâtre à la Coque, CNMA, Lorient

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