22 Septembre 2023
Simon Delétang signe là une mise en scène audacieuse dans son dépouillement, en choisissant de ne pas jouer le texte mais de le proférer pour le faire entendre. Un texte coup de poing qui ne peut laisser indifférent.
Elle est au bout du rouleau, la femme qui dit la charge quotidienne dévolue aux femmes, égarée entre une machine à laver et une montagne de linge à la dimension de ce poids qui n’en finit pas de s’exercer. Au-dessus d’elle, un plafond strié de néons dit l’anonymat et le banal tout en se refermant sur sa tête. Quatre personnages « habiteront » ce décor minimaliste : un narrateur, à l’égal du chœur antique qui commente l’action et représente la société qui regarde, la mise soignée ; la femme, Suzy Storck, tenue négligée de femme qui se laisse aller en short et en tee-shirt fripé ; sa mère, proprette dame maquillée aux ongles faits, et son époux, qui ne se distingue guère, avec son jeans et son haut de jogging, de millions d’autres. De l’ordinaire, du quelconque. Mais pour le moment Suzy est seule en scène, immobile, face au public. Une boule de nerfs filiforme, toute en tensions.
Dans le marigot d’une vie sans relief
Ce que raconte Suzy Storck, c’est une vie de rien. Une porte qu’elle a fermée parce que les enfants, elle ne veut plus les voir, ni les entendre. Un isolement qu’elle s’est choisi parce qu’elle ne supporte plus le monde extérieur qui cogne à la porte sous la forme de cette mère qui sait toujours ce qu’une femme doit faire. Par bribes, elle va reconstruire le fil d’une vie à pleurer tant elle est vide. Celle d’une mère au foyer, mère de trois enfants dont elle ne voulait pas, enchaînée et soumise à un homme dont elle subit les assauts au lit, accumulant frustration sur frustration, victime désignée de tous ses reproches. Avant, un travail sans grâce dans une usine de poulets – pas de quoi s’extasier mais ça lui plaisait – et sa rencontre avec ce collègue devenu son mari, qu’elle a épousé sans vraiment le connaître et dont elle mesure, le temps aidant, qu’il ne correspond pas au rêve qu’elle avait formé.
De petite vie en petits reproches
Sa vie n’est qu’une longue litanie de récriminations et de ratages. Mauvaise mère, mauvaise maîtresse de maison, incapable de décrocher un emploi, les épithètes volent et ils se mettent à deux – mère et mari – pour les balancer. Son mari lui jette à la figure son oisiveté – torcher les gosses et s’occuper du ménage, c’est évidemment ne rien faire. Elle, elle voudrait qu’on la comprenne, qu’on l’écoute, qu’on l’aide, à trouver un travail, à avoir plus de liberté. Immobile, elle se tord, se déchire, hurle à la mort. Elle crie sa détresse, passe de l’abattement à la révolte contre ce monde ligué contre elle. Elle chercher un peu d’air, désespérément, tandis que le Chœur dévide la pelote de sa vie.
Si loin, si proches
Sa litanie, c’est celle de partout de la vie des femmes. Dans ce décor réduit à sa fonctionnalité domestique, les séquences de cette vie de femme défilent tandis que de courtes plages musicales de hard rock, accompagnées de dérèglements lumineux qui en renforcent l’agressivité, dramatisent les petits cailloux dans la chaussure de cette vie en miettes. Sa solitude, la mise en scène l’accentue. Parce que les personnages ne se touchent pas ou très peu. Là où le texte dit qu’ils sont « face à face », on les trouve côte à côte ou l’un derrière l’autre, sans contact. S’ils dorment, un mur invisible les sépare. Le seul rapport directement physique qu’ils ont est le viol que subit Suzy sans pouvoir s’y soustraire.
Une tragédie de notre temps
Nul souci de réalisme n’anime la mise en scène. Nous n’assistons pas au drame qui frappe quelques personnages mais à une tragédie qui les dépasse et dont ils dessinent le tracé par des mots. Ils ne jouent pas la scène. Ils la crachent, la vomissent face au public, la lui projettent à la gueule avec une violence saisissante. Les phrases sont courtes, lapidaires. Les mots écorchent, accrochent, râpent, reviennent comme un leitmotiv entêtant tandis que peu à peu les fragments épars composent une fable où les gros titres des faits divers rejoignent l’histoire de Médée pour ne plus faire qu’un avec elle. Dans un ultime souci de traverser le temps et l’espace, une image des temps anciens clôt le spectacle : la sainteté des femmes passe par leur douleur.
Un spectacle d’ouverture pour Simon Delétang
Ce spectacle inaugural de l’arrivée de Simon Delétang avait été créé par lui à Bussang en 2019. Le covid avait interrompu sa carrière. Présenté en ouverture de saison au théâtre de Lorient, dans un lieu rénové qui retrouve la force initiale de ses volumes architecturaux et de ses perspectives, créés par Henri Gaudin il y a vingt ans, il signe la revendication par le nouveau directeur d’une audace des formes et d’une affirmation de la modernité. Le public ne s’y est pas trompé qui, debout, a applaudi le spectacle. Parallèlement à cette proposition, Simon Delétang poursuivra la démarche d’ouverture vers tous les publics entreprise à Bussang : jouer la proximité en proposant de petites formes de quarante-cinq minutes jouables en tous lieux et destinées à tourner dans toute la région pour aller à la rencontre de tous ceux qui ne fréquentent pas nécessairement les salles de spectacle. Un manifeste auquel on est heureux de souscrire…
Suzy Storck
S Texte Magali Mougel Mise en scène Simon Delétang S Avec Marion Couzinié, Simon Delétang, Françoise Lervy, Charles-Antoine Sanchez S Scénographie Simon Delétang S Assistanat à la mise en scène Polina Panassenko S Lumière Jérémie Papin S Son Nicolas Lespagnol-Rizzi S Costumes Marie-Frédérique Fillion S Accessoiriste Léa Perron S Ingénieur conseil Hervé Cherblanc et la voix d’Eliot Hénault-Fillion S Production Théâtre de Lorient – Centre dramatique national S Spectacle produit et créé par le Théâtre du Peuple – Maurice Pottecher (Bussang) le 7 août 2019 S Durée 1h20 S À partir de 14 ans
Du 20 au 23 septembre 2023 à 20h
Théâtre de Lorient www.theatredelorient.fr