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Arts-chipels.fr

Quartett. Une impressionnante danse d’amour et de mort.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Heiner Müller invente une dernière joute entre la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont, quatre siècles après les Liaisons dangereuses . Il fait du théâtre de la séduction un enjeu mortel  doublé de l'affrontement de deux principes, le masculin et le féminin.

Dans un décor drapé de blanc satiné sur lequel jouent les délicates variations d'une lumière qui s'oriente vers le crépuscule, les personnages sont installés comme dans une bonbonnière qui les enserre dans son huis clos. Le même tissu satiné recouvre le sol et les meubles comme si l'ensemble du décor se trouvait désaffecté. Pourtant les deux personnages qui apparaissent sur scène sont dans le ton de l'époque de Choderlos de Laclos. Elle, en robe à paniers, la tête surmontée d'une perruque frisée et poudrée que prolonge un interminable chapeau à plume, lui en petit marquis XVIIIe, la tête surmontée d'une perruque blanche démesurément haute. Tous deux, visages livides, comme passés au blanc de céruse tel qu'on le pratiquait à l'époque. Seul hiatus au tableau : un musicien en costume contemporain. Il restera présent tout au long de la pièce, ponctuant en musique les intervalles de temps qui séparent cette action sans action dans laquelle sont plongés les personnages.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Après les Liaisons dangereuses

Heiner Müller a choisit de reprendre le couple de séducteurs créé par Laclos dans les Liaisons dangereuses. Mais il ne retient de l'histoire embrouillée de Laclos que la relation complexe qui unit les deux libertins complices, Merteuil et Valmont. Il les dépeint comme un couple plus très frais sur lequel le temps a passé. Ce qu'ils ne se privent pas de se le lancer à la figure dans les termes les plus crus. Merteuil en fait l'amer constat pour elle-même. Elle n'est plus en mesure de séduire à nouveau son ancien amant, Valmont, et quête de lui une imaginaire dernière caresse dont elle dénie en même temps le pouvoir. Mais elle ne perçoit plus non plus Valmont comme irrésistible. Le séducteur à vieillir et conquérir pour lui devient une gageure. Cependant, comme auparavant, elle lui désigne les proies sur lesquelles fondre : une pure jeune fille – sa nièce, Cécile de Volanges – et une femme mariée, la Présidente de Tourvel, La fidélité conjugale ne semble pas une forteresse inattaquable. Le quatuor, le « Quartett » du titre, est formé. Valmont gagnera ces épreuves sans qu'il nous soit donné d'en voir les péripéties.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Un corps à corps dans la distance

Merteuil et Valmont livrent dans le spectacle leur dernier combat. Même si l'érotisme affleure sans cesse dans leurs échanges de propos, si la charge de sexe et de sang occupe tout l'espace, il naît de leur distance, non de leur proximité. C'est un échange d'ondes de chocolat, de reflets que chacun offre à l'autre en lui proposant un miroir dont il détient les clés et qu'il oriente à son goût. La partie terrible qu'ils jouent est un combat dont Éros et Thanatos rédigent les règles. Dans la mise à nu métaphorique aussi bien que réelle à laquelle les deux personnages se livrent – ​​la robe et ses paniers tombent, les perruques disparaissent pour ne plus laisser, de part et d'autre, que des habitudes interchangeables – ne demeure que le corps-à-corps du jeu qu'ils se jouent l'un à l'autre et jouent avec les autres. On pense immanquablement au théâtre de Genet et à ses figures dont on ne sait si elles évoluent dans le réel ou dans la représentation. On voit naître et se développer un théâtre qui se construit au sein même du théâtre.

© Christophe Raynaud de Lage

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L'homme et la femme

Dans ce jeu qui se livrent aux personnages, où vérité et mensonge se trouvent inextricablement mêlés, une épice supplémentaire vient pimenter la pièce d'Heiner Müller. Les rôles vont s’interchanger. Car Merteuil l'exprime, elle veut le pouvoir, cet apanage masculin. Elle deviendra Valmont, le triomphant, tandis que Valmont entrera dans la peau de Tourvel. Le corps-à-corps prend des allures de combat des sexes où deux fauves s'affrontent sans merci à coups de griffes. Hélène Alexandridis et Stanislas Nordey, habillés face à face dans le désir de se faire mal dans un jeu pervers où c'est à eux-mêmes qu'ils portent atteinte en bénissant l'autre, ancrent la pièce dans le combat immémorial qui s'oppose aux sexes. En jouant l'autre, ils rendent immédiatement lisibles les codifications qui régissent le masculin et le féminin. Mais ils traduisent aussi, en tant que comédiens, de quelle manière ils s’approprient le sexe opposé.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

La temporalité comme immémorialité

Deux lieux et deux époques sont mis en avant dans la pièce d’Heiner Müller : celle de Merteuil et de Valmont, dans son décor blanc aux reflets soyeux qui renvoient aux tenues de cour, et la nudité sombre d’un bunker de notre temps, qui pourrait être celui où se suicidèrent Hitler et Eva Braun. Dans la mise en scène de Jacques Vincey, le décor du début sombre sous la pression de Merteuil qui fait s’effondrer les tentures et dévoile, sous le plancher satiné, la terre dans sa nudité. Quant au mobilier caché sous les tissus, il s’avère être une rangée de sièges modernes. Tout se passe comme si les faux-semblants qui recouvraient la scène avaient cédé la place à l’os qui constitue l’armature de la pièce. Il n’est plus possible de s’illusionner. L’histoire ici racontée est une histoire de tous les temps.

© Christophe Raynaud de Lage

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Une mise en scène et une interprétation toutes en subtilité

La mise en scène de Jacques Vincey, dans sa précision millimétrée et son souci du détail, donne à l’espace et à la lumière une fonction dramatique. Dans ce ballet entre références littéraires, inversion des sexes et des rapports de pouvoir et théâtralité du théâtre dans le théâtre, le sol de la compréhension devient mouvant, incertain, à l’égal du plateau accidenté que foulent les acteurs. Le volcan sur lequel ils se tiennent crache ses fumeroles qui s’élèvent du sol. Dans ce Quartett licencieux, libertin et amer, les vainqueurs sont aussi des vaincus. Si Merteuil prend le dessus sur Valmont, c’est parce que celui-ci accepte le rôle de la victime, et la victoire de Merteuil n’est que la manifestation de la défaite que constitue cette lutte de pouvoir. Le metteur en scène règle au plus près le combat de ces deux monstres dont les inflexions de voix et les attitudes sont hautement signifiants. Il décortique leurs mécanismes de défense et leurs stratégies d’attaque, leur combat existentiel. Leur titanesque entreprise pour devenir le grand Manipulateur : Dieu. Mais au bout du chemin du sexe et de la séduction, il n'y a rien, ou peu de chose. De petite mort en mort tout court, la distance est faible. Entre les deux, il reste cependant le théâtre.

© Christophe Raynaud de Lage

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Quatuor . Texte Heiner Müller , traduction française de Jean Jourdheuil et Béatrice Perregaux (éd. de Minuit)
SMise en scène Jacques Vincey SAvec Hélène Alexandridis ( Merteuil), Stanislas Nordey ( Valmont) et le musicien Alexandre Meyer SCollaboration artistique Blanche Adilon-Lonardoni SConseil dramaturgique Irène Bonnaud SScénographie Mathieu Lorry-Dupuy SLumière Dominique Bruguière assistée de Nicolas Faucheux SMusique Alexandre Meyer SCostumes Anaïs Romand SPerruques et maquillage Cécile Kretschmar S Production Centre dramatique national de Tours – Théâtre OlympiaSCréation au Théâtre Olympia, Tours, en septembre 2023SDurée prévisionnelle 1h15

4-12 octobre 2024 La Commune - CDN d'Aubervilliers

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