3 Juin 2023
C’est au cœur du quotidien, dans la Chine de Mao, que le peintre et dessinateur Chen Jiang-Hong nous entraîne. Un portrait d’encre en même temps qu’une évocation au lavis de la Chine sous Mao.
La scène est nue. Un écran en forme le fond. Côté jardin, un voile laisse apparaître derrière des accessoires techniques indistincts. C'est là que se tiendra la régie et que s'élaboreront, à vue, les bruitages qui animent le spectacle. Côté cour, une caméra est placée au-dessus d’un plan de travail sur lequel repose un rouleau de papier. Des pots de couleur complètent le dispositif. Celui qui s’en empare, Chen Jiang-Hong, est peintre et illustrateur. Il vit aujourd’hui en France mais a passé son enfance en Chine et traversé les années de la Révolution culturelle. Il a souhaité revenir en arrière sur les années difficiles qu’il a laissées derrière lui, au loin, mais qui continuent de nourrir sa création et son imaginaire.
Un artiste entre Orient et Occident
Chen Jiang-Hong est admis à l’École des Beaux-Arts de Paris en 1987. Ce jeune homme de vingt-quatre ans aura passé les premières années de sa vie à Tianjin, puis dans la capitale chinoise où il intègre la très sélective École des Beaux-Arts de Pékin. Il s’initie aux techniques de la peinture traditionnelle chinoise, qu’il réalise d’abord à l’encre sur papier de riz avant de l’associer avec la modernité des techniques occidentales, adaptant la fluidité de l’encre à la peinture à l’huile, diluée dans l’essence de térébenthine. Son utilisation de longs pinceaux à poils de loup s’inscrit dans le sillon de la tradition calligraphique extrême-orientale. Puisant le plus souvent son inspiration dans la nature, les tiges, les lotus, les bambous, il s’est tourné, depuis quelques années vers une abstraction vibrante et lyrique.
Entre art graphique et art chorégraphique, un mouvement fondateur
Sur scène, en direct, il illustre l’histoire de son enfance avec une maîtrise remarquable et une sûreté de trait qui le rattachent à la pratique de la calligraphie : une captation du mouvement et de l’intensité liée à une réflexion préalable qui déclenche le trait. Son art, rattaché à la peinture Xieyi (littéralement « écrire l’idée ») entretient d’étroites relations avec la respiration, le souffle et la méditation. Des silhouettes de personnages qu’il esquisse au fil du récit avec une rapidité d’exécution époustouflante, sans repentir ni correction possibles, jusqu’aux taches abstraites de couleurs vives qui envahissent la surface du papier, évoquant le monde paradisiaque d’« avant », c’est en osmose avec l'immédiateté et l’élan qui guident l’acte du tracé à l'encre qu’il élabore le spectacle. La présence de deux danseuses qui accompagnent la narration est comme le prolongement du pinceau, dessinant une chorégraphie qui emprunte dans un premier temps à la tradition avant de se mâtiner de simplification « moderniste » puis de retourner à une forme qui propose comme une synthèse entre passé et présent.
Des débuts de la Révolution culturelle à la mort de Mao
L’évocation de cette enfance chinoise ne se résume cependant pas à des considérations esthétiques. Parce qu’elle se situe à un moment charnière de l’histoire de la Chine et qu’elle a des répercussions directes sur le quotidien des familles chinoises. C’est en mars 1966 que Mao Zedong propose au Bureau politique de déclencher une « révolution culturelle » contre les intellectuels, en août qu’il crée la Garde rouge pour traquer la dissidence et en octobre 1967 que les « jeunes instruits » commencent à être envoyés en « rééducation » auprès des paysans. Cheng est un petit enfant qui regarde ces changements à travers sa propre lorgnette. Il se souvient de la voisine élégante à l’appartement plein de livres qui lui faisait écouter ce qu’il identifiera plus tard comme la musique de Mozart et qui lui donnait des bonbons dont les papiers, pliés, devenaient danseuses. Remonte à la surface la mémoire de son père absent de longues années durant parce qu’il est parti « à la campagne » – il ne reviendra que près de dix ans plus tard, après la mort de Mao et la mise en jugement de la « bande des quatre »…
Une touche toute en délicatesses
Le narrateur se fait l’écho de ce qu’enregistre le petit garçon devenu garde rouge. Il voit brûler des livres, assiste aux humiliations publiques qui touchent les propriétaires, évoque le manque de nourriture, la surveillance de tous les instants auxquels tous sont soumis, les vexations quotidiennes qu’on leur inflige. Il dit aussi la force de l’endoctrinement, les dazibaos affichés sur les murs qui exercent une pression permanente, les psaumes maoïstes qui inaugurent les leçons en classe. Mais Chen ne fait pas œuvre d’historien. Il ne nomme pas ce que l’enfant en lui ne sait pas nommer, il esquisse ce qu’il en retire, une suite d’impressions déposées, l’air de ne pas y toucher, sur la matière papetière du rouleau. Des notations impressionnistes que le spectateur assemble et relie entre elles. Des tracés d’encre ondoyants noyés au lavis qui se chevauchent et tissent ensemble leurs niveaux de gris pour dessiner, comme sur une pierre de rêve, des paysages imaginaires. Car ce qui est en jeu n’est pas, pour celui qui a échappé à l’emprise de la révolution, du domaine de l’analyse. Ce qui fait la force du spectacle, c’est sa charge émotionnelle, assumée sur scène par le peintre. Il dit la matière vive, palpitante, en prise directe avec le réel et le souvenir qui porte encore son lot de souffrance. Témoin le retour d’exil du père qui, ironie suprême, offre en présent à son fils des œuvres de Mao… Si le traumatisme a contribué à faire de Chen un artiste, il n’en porte pas moins la marque indélébile.
Le Petit garde rouge
S Mise en scène François Orsoni S Texte et dessins Chen Jiang Hong S Avec Lili Chen (Une Danseuse, sœur de Chen), Alban Guyon (Le Récitant), Namkyung Kim (Une Danseuse, sœur de Chen) S Scénographie, vidéo Pierre Nouvel S Création sonore et régie son Valentin Chancelle S Création sonore et bruitage Éléonore Mallo S Régie générale Antoine Seigneur-Guerrini, François Burelli S Création lumière Antoine Seigneur-Guerrini S Direction artistique Natalia Brilli S Langue des signes Sophie Hirschi S Direction artistique Natalie Brilli S Régie vidéo Thomas Lanza S Production Théâtre de Nénéka S Coproduction MC93 — Maison de la culture de Seine-Saint-Denis, Spaziu Culturale Natale Rochiccioli de Cargèse, La Ferme du Buisson — Scène nationale de Marne-La-Vallée, Maison de la culture d’Amiens — Pôle européen de production et de création, Théâtre d'Aiacciu S Avec le soutien de la Spedidam, Société de perception et de distribution qui gère les droits des artistes interprètes en matière d’enregistrement, de diffusion et de réutilisation des prestations enregistrées, de La Ménagerie de Verre S Dans le cadre du Studiolab S Théâtre Nénéka reçoit le soutien de la collectivité de Corse et de la ville d’Ajaccio S Remerciements à Léa Chevrier et Zhuoer Zhu S Construction décor par les ateliers de la MC93, Maison de la culture de Seine-Saint-Denis S Texte édité à l’École des Loisirs sous le titre Mao et moi, dessins © chen jiang hong S Durée 1h
31 mai – 18 juin 2023, 19h30. Sam., 16h & 19h30. Dim., 11h — relâches les lundis et jeudis
Théâtre du Rond-Point – 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt, 75008 Paris