8 Juin 2023
Ces deux pièces d’un des enfants terribles du théâtre anglais sont présentées au théâtre de l’Atelier dans une mise en scène de Ludovic Lagarde. Quand les coutures sociales craquent, des abîmes s’ouvrent.
Les éléments du décor sont presque inchangés d’une pièce à l’autre : un canapé, un bar roulant, une table basse disent l’importance du salon. Un lit, dans l’Amant, matérialisera la chambre à coucher du couple, deux fauteuils le remplaceront dans la Collection pour faire exister les appartements des protagonistes et créer deux intérieurs. On comprend aisément pourquoi compte tenu de ce qui va s’y dérouler : c’est dans un espace clos que se débattent ces couples en pleine redéfinition ou reconfiguration, là qu’ils se font des nœuds au cerveau sur les relations intimes. Les personnages qui s’y querellent, s’y accrochent, s’y affrontent ne sont pas des prolos. Ils appartiennent à la bourgeoisie anglaise aisée, voire très aisée, et il n’est pas indifférent que dans chacune de pièces apparaisse un couple homme-femme incarné par les deux mêmes comédiens, même si leurs personnages diffèrent. Nous sommes dans une variation autour d’un même thème : l’amour et ses déclinaisons, l’usure, le sexe, la jalousie, l’homosexualité.
À l’orée des Sixties
Pinter écrit la Collection en 1961, l’Amant en 1962 et chacune des pièces est montée au théâtre l’année qui suit sa création. Elles prennent place dans le contexte d’une Angleterre profondément ébranlée. Par la perte de son empire, d’abord ; par les crises économiques qui se succèdent, ensuite ; par l’émergence d’une jeunesse remuante et contestataire enfin. Les Swinging Sixties secouent le joug de la bien-pensance de l’English way of life. C’est l’époque de Carnaby Street et des minijupes de Mary Quant, celle aussi des Beatles, des Who, des Kinks et des Rolling Stones, du rock et des radios pirates. Celle où émergent les thèmes de la liberté sexuelle et du droit à l’homosexualité, où la « mode » prend un relief particulier. Mais Pinter ne choisit le monde de la jeunesse contestataire. Il prend pour cible un certain establishment et décortique le choc en retour de cette société en perte de repères.
L’Amant ou les avatars d’un désir libéré
Richard et Sarah forment un couple apparemment sans histoire. Tous les matins, il part travailler dans la City et laisse sa femme seule. Seule ? Pas tout à fait car ils ont ensemble une conversation qui porte sur la visite de l’amant de Sarah, dans l’après-midi. Richard n’est pas en reste puisqu’il fréquente, de son côté, une « pute ». Ils sont dans l’esprit du temps, se veulent ouverts, permissifs, dans un cadre qui reste éminemment traditionaliste, celui du couple aimant. Mais leurs « relations » extra-conjugales alimentent leurs dialogues jusqu’à l’obsession et on comprend que sous la « liberté » se cache une complexité plus grande. Elle le sera d’autant plus qu’ils sont eux-mêmes les protagonistes mutuels de ce jeu de rôles d’un genre un peu spécial. Mais que se passe-t-il quand l’un d’entre eux décide de ne plus jouer ou d’instaurer d’autres règles ?
La Collection ou que faire de la jalousie
La pièce, cette fois, met en scène deux couples. Bill, un jeune dessinateur de mode qui ressemble furieusement à Yves Saint Laurent, vit dans le quartier très huppé de Belgravia avec un homme plus âgé, Harry. Mais partagent-ils un appartement ou sont-ils en couple ? Stella, elle aussi designer, tient une boutique que gère son époux, James. Tous deux occupent un appartement dans le quartier artiste chic de Londres, à Chelsea. James soupçonne Stella de l’avoir trompé avec Bill, ce qu'elle n'a pas démenti, au contraire, et il veut en avoir le cœur net. Si Bill est homosexuel, James sera tranquillisé. Mais rien n’est vraiment clair. Ni dans les relations de Bill et d’Harry, ni dans celle qu’établiront Bill et James, mais aussi Stella et Harry…
Le goût de l’ambiguïté et un certain parfum de suspense
Dans chacune des deux pièces, Pinter prend un malin plaisir à brouiller les cartes et faire durer le plaisir. Il se passe un certain temps avant que l’on découvre, dans l’Amant, que l’homme qu’attend Sarah est Richard, son époux, métamorphosé pour la circonstance en un personnage un tantinet voyou et au parler vulgaire. Prolongeant le suspense, Pinter introduit même un troisième personnage qui se présente à l’heure où l’amant est attendu. Quant à la Collection, elle commence comme dans un film noir par un coup de fil mystérieux et agressif avant que ne se précise la « menace » du mari surgissant chez son rival potentiel. De la même manière on ne saura jamais comment Sarah et Richard gèreront la suite de leur relation tout comme l’ambiguïté ne sera jamais complètement levée en ce qui concerne les quatre personnages de la Collection.
Un jeu d’acteurs volontairement positionné dans l’indécis
Ils sont épatants, ces acteurs tout en nuances et en attitudes sibyllines qui laissent place à toutes les interprétations possibles, capables de démentir par leurs comportements ce que leur discours porte, de révéler leur jalousie quand ils jouent l’indifférence, de mentir en disant la vérité ou de cultiver le mensonge avec des airs de vérité. Laurent Poitrenaux traverse les deux pièces comme un caméléon, passant de l’homme d’affaires cramponné à sa serviette de cuir au mauvais garçon à la démarche lourde, et du gangster de thriller au paumé qui ne sait plus qui il est et où il en est, tout comme Valérie Dashwood qui passe de la maîtresse femme à la créature larguée, femme objet ou désirante qui ne sait comment se comporter face aux situations insolites qu’elle rencontre. Mathieu Amalric, en Harry, oscille entre le viveur libéré qui va jusqu’au bout de la nuit et le « protecteur » inquiet et vaguement inquiétant, préoccupé du sort de sa petite frappe de protégé devenu créateur. Quant à Micha Lescot, il traîne avec Bill un ennui et une désinvolture adolescentes en même temps qu’équivoques.
Si la peinture de la société anglaise, dans la mutation des années 1960, s'éloigne de notre actualité et peut sembler aujourd’hui réduite à son intérêt historique et partiellement obsolète, elle trouve cependant un regain d'intérêt face au retour du « refoulé » traditionnaliste auquel on assiste à l'heure actuelle, qui vient contrer les avancées sur le genre et les catégorisations sexuelles. Mais ces deux pièces, brillantes et virtuoses, sont aussi et de manière éclatante une manière de se remémorer que l’acteur occupe, au théâtre, une position centrale.
L’Amant d’Harold Pinter. Traduction Olivier Cadiot
S Mise en scène Ludovic Lagarde S Avec Valérie Dashwood (Sarah), Laurent Poitrenaux (Richard) S Dramaturgie Sophie Engel S Lumière Sébastien Michaud S Scénographie Antoine Vasseur S Costumes Marie La Rocca S Maquillages, perruques et masques Cécile Kretschmar S Réalisation sonore David Bichindaritz S Conception vidéo Jérôme Tuncer S Régie générale François Aubry S Construction du décor Atelier du Grand T – Nantes S Remerciements à toute l’équipe du TNB S Production Théâtre National de Bretagne ; Compagnie Seconde nature S Coréalisation Théâtre de l’Atelier S La Compagnie Seconde Nature est conventionnée par le ministère de la Culture S L’Arche est agent théâtral du texte représenté́ S Durée 1h
La Collection d’Harold Pinter. Traduction Olivier Cadiot
S Mise en scène Ludovic Lagarde S Avec Mathieu Amalric (Harry), Valérie Dashwood (Stella), Micha Lescot (Bill), Laurent Poitrenaux (James) S Dramaturgie Sophie Engel S Lumière Sébastien Michaud S Scénographie Antoine Vasseur S Collaboration à la scénographie Éric Delpla S Costumes Marie La Rocca S Maquillages, perruques et masques Cécile Kretschmar S Réalisation sonore David Bichindaritz S Conception vidéo Jérôme Tuncer S Assistante à la mise en scène Céline Gaudier S Assistante à la traduction Sophie McKeown S Assistante costumes Peggy Sturm S Stagiaire à la mise en scène Lisa Pairault S Couturière Armelle Lucas S Assistante maquillage, perruques et masques Mityl Brimeur S Construction du décor Atelier du Grand T – Nantes S Remerciements à toute l’équipe du TNB S Avec le soutien de La maison De Fursac S Production Théâtre National de Bretagne ; Compagnie Seconde nature S Coproduction La Comédie de Reims – CDN ; Le Grand R – Scène nationale de La Roche-sur-Yon S La Compagnie Seconde Nature est conventionnée par le ministère de la Culture S L’Arche est agent théâtral du texte représenté́ S Durée 1h20
Du 30 mai au 25 juin 2023. L’Amant à 19h (dim. 15h), La Collection à 21h (dim. 17h)
Théâtre de l’Atelier – Place Charles Dullin, 75018 Paris.
Rés. 01 46 06 49 24 www.theatre-atelier.com