7 Juin 2023
C’est curieux, la vie, surtout quand on doit mourir. Dans la partie de ping-pong langagier de Serge Valetti, les définitions de l’existence se font, sur le mode du burlesque, hypothétiques et incertaines.
Un paravent dont le papier peint a été partiellement arraché et un banc. Il n’en faut pas plus pour que les duettistes qu’on entend se préparer à entrer en scène derrière lui trouvent leur terrain de jeu. Une partie construite sur un système de miroirs légèrement déformants. Car peu de choses différencient les deux protagonistes qui entrent sur scène. Nœud pap contre cravate ridiculement courte, chaussettes vertes contre chaussettes rouges, instruments à vent à la main – trompette contre cornet à pistons – ils sont substituables l’un à l’autre ou presque. Cahin et Caha sont dans le même bateau et ont les mêmes questions, métaphysiques ou pas : « Je me demande lequel de nous deux va crever en premier. »
Dans la série des duettistes…
Ils ont tout des « couples » comiques consacrés, le clown blanc et l’auguste – la tenue et le maquillage en moins – ou les incontournables Laurel et Hardy, à deviser gravement de sujets loufoques, du silence qui entoure les bruits et de l’inexistence du bruit, de la musique ou de la parole sans le silence qui les enclôt. Ils alignent les considérations philosophico-burlesques avec un sérieux imperturbable et esquissent des pas de danse cocasses quand ils ne s’aventurent pas dans un duo de cuivres que tout musicien chasserait impitoyablement de son oreille en faisant un peu la grimace. Comme de bien entendu, il y a le meneur de jeu et le naïf, même si l’on comprendra par la suite que les choses ne sont pas si simples. Il y a celui qui invente, propose, l’imagination toujours en éveil, et celui qui suit, qui ne comprend pas et pose les questions – forcément bêtes. Deux joueurs de balle se renvoyant une patate chaude en allers-retours dont le langage est la clé.
Une histoire ? Quelle histoire ?
Ils ne se contentent pas de jouer au volant avec les répliques sans manquer, parfois, de se voler dans les plumes. Une histoire se forme peu à peu. Il est question de femme et, bien évidemment, d’abandon, de « largage », et de forme de punition ou de vengeance un peu extrême car la mort est au bout de la course. Mais qui doit-on tuer et comment ? Nos deux compères s’interrogent, côté assassinat, sur le lien possible entre la carotide et la couleur carotte, sur le qui fait quoi et sur la manière de passer entre les mailles du filet policier. On remonte par bribes dans le temps. Tout y passe. Les enchaînements d’idées mènent de Venise aux spaghettis et à Raphaël comme meurtrier potentiel. Ils mettent en place les scénarios les plus invraisemblables où l’absurde joue à la marelle avec le crime passionnel. En vieux briscards rompus à toutes les formes de jeu, Daniel Martin et Jean-Claude Leguay construisent un imaginaire délirant sur le ton du plus parfait sérieux.
C’est qui qu’est qui et quoi ?
Cette histoire avait été pensée par Serge Valletti comme le dialogue d’un homme – ou d’une femme – avec son alter ego, le double de lui-même mais un autre en même temps. Comme un duo à un seul personnage, comme une conversation intérieure où nos pensées les plus intimes manifestent ce qui nous empêche ou nous autorise à être nous-mêmes. Ce qui caractérise ce jeu du double et du même, cette traversée bifide à l’intérieur de nos têtes incarnée par Cahin et Caha, c’est sa réversibilité. Car rien n’empêche au voyage dans la tête de passer de l’un à l’autre. Caha pourrait devenir Cahin ou Cahin Caha, les rôles sont interchangeables, la substitution d’identité n’est qu’une formalité. Ils y pensent, d’ailleurs, à ce jeu du « et si » qui leur permettrait, peut-être, de réécrire l’histoire autrement. « Je referais ta vie », dit l’un à l’autre. C’est là, dans cette circularité de l’entre-deux où s’écrivent les histoires et où s’inscrit l’imaginaire, qu’entre en scène le théâtre…
Cahin-caha – Dialogue pour un homme seul de Serge Valetti
S Mise en scène Gilbert Rouvière S Avec Jean-Claude Leguay, Daniel Martin S Scénographie Marie Nicolas S Constructeur Arscenes S Régie générale Frédéric André S Production Zinc Théâtre, avec le soutien de l’Adami S Création en mars 2023 au Pont du Gard, salle Pitot S Cahin Caha est publié aux Éditions de l’Atalante (2006)
TOURNÉE
Du 28 mai au 20 juin 2023, du dimanche au mardi à 21h
Théâtre les Déchargeurs - 3, rue des Déchargeurs, 75001 Paris www.lesdechargeurs.fr
Festival d’Avignon, 2023, à 17h30 (relâche les lundis)
La Scala, Provence - Avignon