6 Juin 2023
En donnant à la violence de ce texte de l’immédiate après-Première Guerre mondiale une connotation très contemporaine, Armel Roussel explore, à travers l’exaltation poétique du jeune Brecht et sa désespérance, les voies sans issue d’un futur qu’on nous annonce dystopique.
Un petit verre et un toast à grignoter sont offerts au public qui entre dans la salle. On comprendra par la suite que cette agape a pour fonction d’intégrer le spectateur à l’intérieur de ce lieu à facettes qui occupe la scène : un bar indéfini, peuplé d’animaux tristes. D’emblée on navigue dans un monde où, malgré les noms des personnages qui sont ceux que Brecht leur a donnés, Virginie Despentes et Michel Houellebecq sont conviés à la fête où, façon karaoké, on peut pousser un petit air. Et fête il y a puisqu’il est question de célébrer Baal, le poète, coincé entre une élue qui se fait mousser et un entrepreneur véreux qui joue les mécènes. Là, ça commence à déraper, car Baal ne joue pas le jeu et que la suite ne sera qu’une série de glissades de plus en plus raides où se dévoileront les vérités des personnages dans une mise à nu autant symbolique que physique. La musique – Psycho Killer, des Talking Heads – qui ouvre et clôt le spectacle annonce la couleur : un monde de psychopathes !
La première pièce d’un jeune homme de dix-neuf ans
C’est une pièce curieuse au regard de ce que seront les pièces de la maturité chez Brecht. Celle d’un jeune homme encore farci d’idéaux et de désirs d’absolu dont les attentes ont tourné court. L’adolescent qui jouait les chantres va-t’en-guerre, tambour battant pour l’Allemagne wilhelmienne, a fait l’expérience des hôpitaux militaires en tant qu’infirmier. Il a soigné les blessés, « vu comment ils rafistolaient les gens pour les renvoyer au front le plus vite possible », effectué des trépanations et des amputations. Les élans poétiques de l’écrivain en herbe se sont noyés dans un bain de sang et une forme de rage a succédé au lyrisme patriotique. Une colère alimentée par un sentiment de vacuité et d’absurdité que n’emplissent plus les idéaux enterrés dans la boue des tranchées. Elle conduira pour d’autres à la naissance de Dada et à son premier manifeste, le 8 février 1916, au Cabaret Voltaire à Zurich et à son extension en Allemagne, en particulier à Berlin, dès janvier 1918. Elle mènera aussi à la naissance de la Nouvelle Objectivité dans plusieurs grandes villes d’Allemagne, où les peintres George Grosz et Otto Dix, en particulier, dénonceront dans leurs œuvres les atrocités de la guerre et l’état de déliquescence de la société. Un monde où la frénésie de vivre le dispute à l’omniprésence de la mort. C’est dans cet environnement-là que Baal s’enracine.
Baal, un personnage emblématique
Baal est un jeune poète dont le talent, reconnu par tous, lui donne une visibilité publique que les gens de pouvoir voudraient bien utiliser à leur compte. Mais Baal est un mauvais garçon. Il se saoule dans les tavernes, se bagarre, séduit les femmes pour les abandonner et verse tout autant dans les relations homosexuelles. De plus il ne trouve plus l’inspiration. S’il est empêché de créer, ce n’est pas parce que ses ailes de géant l’empêchent de marcher. Il n’est pas plus l’homme aux semelles de vent même si la référence à Rimbaud est présente, tout comme le rapport à François Villon. Il ne va nulle part sinon en s’enfonçant dans le marasme. Il passe sa vie à la gaspiller, tout en dénonçant le système dans lequel il est pris. Jeune homme indécis, en errance, il a vacillé sur ses bases et les séquences successives vont ponctuer les étapes de sa descente aux enfers dans un monde sans Dieu ni Diable. Double du jeune Brecht, il est en même temps celui qui règle ses comptes. Avec la société-marigot dans laquelle il baigne, mais aussi avec les formes de révolte qui l’ont précédé. Baal démarque, presque tableau pour tableau, la pièce d’Hanns Johst, le Solitaire, considérée à l’époque comme un des fers de lance de l’expressionnisme – avant que son auteur ne passe au national-socialisme. Ce que Brecht vomit, c’est l’image de l’artiste maudit, dernier avatar d’un romantisme finissant. Baal n’est pas incompris, ni seul. C’est de lui-même, avec une volonté forcenée, qu’il dynamite ce qui l’entoure. Mais il n’est pas un fier révolutionnaire brandissant le drapeau de la révolte mais un être au bout du rouleau, qui s’enfonce toujours plus loin dans le mépris – y compris de lui-même – et dans l’abjection, et la mise en scène souligne sa fragilité de colosse aux pieds d’argile.
Baal, un double mythologique
Comme le serpent qui fascine en même temps qu’il détruit ce qui l’entoure, Baal est double. Si l’attaque en règle qu’il mène contre la société sonne comme un air de no future dans un monde perverti où les valeurs marchandes ont remplacé les relations humaines, il n’en est pas moins toxique. Il rejoint en cela le dieu sémitique, cananéen puis phénicien dont il porte le nom et qui recouvre une appellation générique appliquée à de nombreux rois. Cet être « supérieur » ou « suprême » le sera aussi bien dans le positif – les danses sacrées, le Soleil, le ciel – que dans une acception négative – Belzébuth. Il est le concurrent de celui dont on ne dit pas le nom (YHWH), le symbole du polythéisme opposé au monothéisme triomphant. Ses servants sont des prostitué.e.s des deux sexes et on retrouvera dans la pièce de Brecht cette dualité du positif et du négatif, du bien et du mal, la morale en moins, au cœur du personnage, ainsi que son lien étroit avec la prostituée qui l’escorte et se love en lui.
De stupre et de fornication
Baal ne se contente pas d’être politiquement incorrect. Il l’est avec toutes les facettes de son être, en particulier avec les femmes qu’il ne cesse de poursuivre jusqu’à ce qu’elles cèdent. Ce qui l’intéresse c’est leur pureté, le parfum d’absolu autour duquel il tourne en permanence et qu’il n’a en même temps de cesse que de détruire. Prédateur dans l’âme, homme-vampire qui n’aime que conquérir et forcer, il n’a de goût que pour la séduction. Dom Juan au petit pied, sans statue du Commandeur pour le punir, c’est en lui-même qu’il puise son châtiment, dans ce désir qui ne peut se satisfaire d’assouvissement, dans un inachèvement qui est règle de vie, dans cette insatisfaction qui fait reculer toujours plus loin les limites. Il humilie les femmes, se joue des hommes, mais ne cesse de convoquer dans son fantasme l’image de la mère, cette mère absente droguée à la morphine qui lui échappe sans cesse dans la maladie qui l’emportera. S’il la fantasme dans Baal, comme un blanc sur la page, un manque à combler, il la métamorphosera en figure mythique, héroïque, tutélaire dans Mère Courage et ses enfants ou dans le Cercle de craie caucasien.
La mise en scène comme une mise à nu
Baal est comme un porc qui doute en même temps qu’un poète inspiré et Armel Roussel choisit, pour l’incarner, un comédien sans caractéristique physique forte. Ni vraiment beau ni musclé ni bronzé, ni héros romantique la mèche en bataille, ni trash, rock ou gothique, ni bardé de piercings ou de tatouages, Anthony Ruotte est un jeune homme comme des milliers d’autres avec son léger embonpoint. Pas plus remarquable, simplement décalé. Lorsqu’il arrive sur scène c’est l’air de ne pas savoir exactement ce qu’il fait là, d’ignorer comment se poser sur la scène. Une silhouette passe-muraille que le metteur en scène va finalement pousser dans ses ultimes retranchements en l’acculant progressivement à une mise à nu physique dans laquelle les garde-fous ont été engloutis dans un débordement de l’être au-delà de toute norme. Ce même désir de dépouiller de leur carapace protectrice les autres personnages pour en faire voir l’os guide la mise en scène. Charognards sinistres, ils n’en font jamais assez dans le too much, dans le trop mielleux, le trop calculateur, le trop aguicheur ou lorsqu’ils adoptent des mimiques ridicules. Qu’ils sautent d’un personnage à l’autre et d’un sexe à l’autre sans souci de vraisemblance avec une hargne goguenarde et un activisme infatigable ne fait qu’ajouter à cette mise dans le même sac d’un monde pas sauvable qui cite dans le même temps le cinéma de genre : le policier, entre scènes de poursuite et strip-tease burlesque dans un bar enfumé, référence musicale mélancolique à Amélie Poulain, hémoglobine à la Tarantino ou ménage à trois façon Valseuses.
Brecht avant la « distanciation » ?
On trouve déjà dans Baal, en germe, la force critique et parodique qui caractérise la Noce chez les petits-bourgeois ou l’Opéra de quat’sous, le même comique grinçant et incisif. Dans le lieu unique cerné de tables de bistrot inoccupées qui évoquent le cabaret berlinois et dont l’immense bar qui occupe tout le fond de la scène dévoilera à la fin ce qui se cache derrière, on passe de l’atmosphère du bar où Baal use ses nuits à sa chambre désargentée aussi bien qu’à l’espace de la rue ou aux sous-bois et à la contemplation des étoiles, tandis qu’à chaque ouverture de séquence, l’un des personnages annonce, comme pour revenir au théâtre et à la théâtralité, le lieu où se déroule l’action. La didascalie énonce une mise à distance dans laquelle se tient le jeu et la mise en scène le souligne en faisant disparaître à la fin Baal dans les profondeurs de la scène dépouillée de son décor. Ce qui demeure de ce personnage de théâtre qui consume sa vie dans la révolte et l’autodestruction et retourne à l’état de bête en même temps qu’il prend de front tous les modèles sociaux, ce qui surnage dans cet océan tumultueux et noir, c’est la beauté sombre de l'écriture, la fulgurance du poète qui danse sur le fil au-dessus du vide. Pièce désespérée, toute en outrances et en nihilisme, Baal est aussi un acte d’amour fou pour la poésie.
Baal de Bertolt Brecht traduit par Eloi Recoing
S Mise en scène Armel Roussel S Avec Romain Cinter, Émilie Flamant, Vincent Minne, Sifrid Moncada, Berdine Nusselder, Eva Papageorgiou, Anthony Ruotte, Lode Thiery, Uiko Watanabe S Assistanat à la mise en scène Alex Sartoretti S Collaboration dramaturgique Jean-Gabriel Vidal S Scénographie Clément Losson S Musique Pierre-Alexandre Lampert S Lumières Stéphane Babi Aubert S Costumes Odile Dubucq S Régie générale Yorrick Detroy S Régie son Arnaud Grenier S Régie plateau Ondine Delaunois S La pièce Baal de Bertolt Brecht dans la traduction d’Eloi Recoing est publiée et représentée par L’Arche éditeur – agence théâtrale S Production (e)utopia/Armel Roussel S Coproduction Théâtre Varia – Bruxelles, le Théâtre du Nord – CDN Lille-Tourcoing-Hauts-de-France, La Coop asbl et Shelter prod avec l’aide de la fédération Wallonie Bruxelles – service du théâtre et du Centre des Arts scéniques avec le soutien de taxshelter.be, ING et du tax-Shelter du gouvernement fédéral belge, de WBTD S En coréalisation avec le Théâtre de la Tempête (e)utopia est sous contrat-programme avec le ministère de la Culture de la fédération Wallonie-Bruxelles. S Armel Roussel est artiste associé au Théâtre du Nord et au Théâtre Varia pour la période 2022-2025 S Le Théâtre de la Tempête est subventionné par le ministère de la Culture, la région Ile-de-France et est soutenu par la ville de Paris S Durée 2h30
Du 2 au 23 juin 2023, mar.-sam. 20h, dim. 16h
Théâtre de la Tempête, Cartoucherie – Route du Champ-de-Manœuvre 75012 Paris
Rés. www.la-tempete.fr T 01 43 28 36 36