8 Mai 2023
Quand entendre des voix cesse d’être un bruit de fond ou une perturbation occasionnelle pour devenir une cacophonie obsédante, comment faire pour continuer à vivre ? Inspiré de cas réels, Voix ouvre une route vers de terribles voyages intérieurs.
Un no man’s land dans un lieu abandonné du monde au milieu de nulle part. Des murs lépreux, quelques sièges de plastique. Les trois jeunes gens – deux filles et un garçon – qui vont l’occuper sont à son image. Écartés du monde, rejetés à la marge, isolés, traités voici peu comme des malades mentaux, des schizophrènes. Leur « tare » ? Entendre des voix. Pas de celles qu’on peut ignorer, ranger dans un coin de sa tête pour passer à autre chose. Pas de l’ordre des souvenirs qui font des bulles à la surface de la mémoire et s’évanouissent lorsqu’elles claquent. Leurs voix, ce sont des êtres vivants, des personnages, qui s’imposent à eux, partout, tout le temps, de ceux qui vous tirent sans vergogne par un pan de l’habit pour se faire remarquer, jusqu’à ce que vous n’entendiez plus qu’eux. Et le but du spectacle, qui ne donne ni dans la séance spirite ni dans une rationalité incrédule et goguenarde, c’est de nous parler, justement, de ces voix.
Un groupe de parole auquel participe le public
Les jeunes gens présents sur scène évoquent à tour de rôle leur cas personnel. La naissance de ces voix, la place qu’elles occupent, leur présence de plus en plus pressante dans leur existence, leurs interventions impérieuses, tyranniques même, au point que leur vie sociale en a été complètement bouleversée, leurs injonctions qui prennent valeur de loi. C’est ainsi que Clément, isolé durant le confinement, se trouve aux prises avec une voix qui l’oblige à cultiver son endurance physique. Le seul moyen de la faire taire, c’est d’obéir, de faire des pompes jusqu’au-delà de l’épuisement au lieu de sortir pour voir comment c’est dehors. Ils s’écoutent les uns les autres, demandent le droit d'intervenir lorsqu’ils ont interrompu l’autre et on comprend progressivement qu’ils forment un groupe de parole. Du haut de la salle une voix leur répond. Il y a un personnage, là, mais on ne le voit pas. Il s’est introduit dans leur monde où les voix n’ont pas de matérialité mais sont pourtant réelles. Il est le facilitateur, celui qui écoute. Il ne juge pas, ne remet pas en question la réalité de ce qu’ils racontent. Il interroge, les pousse à donner à leurs voix toute leur ampleur, leur définition la plus complète, et place le public dans la position des membres du cercle en même temps qu’il se fait, comme le thérapeute, le réceptacle analytique de ces témoignages.
Pour en finir avec les traitements médicamenteux
Cette méthode dont les spectateurs sont partie prenante résulte des recherches menées à partir des années 1990 par les psychiatres néerlandais Marius Romme et Sandra Escher pour en finir avec des traitements médicamenteux lourds et abrutissants dont les résultats se sont révélés tout sauf probants. Incarnés par deux jeunes actrices et un acteur, que rejoindra une femme plus âgée, les « entendeurs » de voix font état de l’angoisse qu'a suscitée leur qualification de « schizophrènes » et la place « borderline » qu’ils occupaient, l’a-normalité qui les mettait à l’écart. Ils témoignent de la dépossession de soi qu’entraînaient les neuroleptiques, des efforts qu’ils ont fait pour se récupérer, des ruses parfois auxquelles ils ont recouru en réduisant d’eux-mêmes leur médication. Ils explicitent le but à atteindre de leur thérapie : ne pas nécessairement chercher à annihiler ces voix mais apprendre à les connaître, explorer leur existence dans toutes ses dimensions pour ensuite les maîtriser à défaut de les détruire, et pouvoir vivre avec.
Les voix comme des visions
Au-delà de l’existence de ces voix se pose, plus aiguë, la question de ce qu’elles représentent. Car reproche-t-on à Moïse, à Jésus ou à Jeanne d’Arc d’entendre des voix ? Les sociétés anciennes, pour certaines, voyaient au contraire dans cette possession venue d’ailleurs une forme de clairvoyance, le truchement par lequel le message des dieux parvenait aux hommes. On y reconnaissait aussi parfois la remontée des esprits des morts dans le monde des vivants pour faire état d’un problème non réglé dont la résolution rétablissait l’ordre du monde. Le caractère énigmatique, inaccessible au commun des mortels, de cette communication ne rattachait pas ces pratiques à la démence ou à la maladie mentale mais à un savoir accessible seulement à ceux qui avaient été « touchés ».
Dans l’écartèlement des voix multiples
C’est bien à ce point de départ que nous ramène la pièce, lorsque les personnages évoquent leurs voix. Mais ils ne sont pas hantés par une voix unique, prophétique, mais le lieu d’un affrontement de courants contraires qui incarnent les tiraillements de l'entendeur ou les stratégies qu’il met en place pour se protéger. Ces voix, elles ne le laissent jamais en paix, le déchirent, l’écartèlent, l’assomment, le taraudent. Ce sont des histoires par où remonte l’enfance, et avec elle les souvenirs traumatiques causés par les adultes, qui vont de l’indifférence des parents vis-à-vis de leur progéniture au « dressage » parental et aux violences sexuelles – on estime à un enfant sur cinq ceux qui subissent ce type de violence. « Demandez toujours à quelqu’un ce qui lui est arrivé », dit une entendeuse de voix. Parce que, derrière l’indicible, les enfants s’inventent des parades, dressent des paravents. Qu’ils s’appellent Dieu, Morse ou Homme des bois, qu’ils mettent en scène des figures protectrices ou au contraire des voix mauvaises qui incitent à tout casser, à démolir, ou des petites filles castratrices que leur entendeuse ne supporte plus, on voit se dessiner en creux des souffrances dissimulées, des sentiments de culpabilité inavoués, des emprises odieuses, et le besoin, essentiel pour leur survie, de créer des boucliers qui les protègent.
Écrire, entre réalité et fiction
L’une des très grandes forces de l’écriture, c’est ce mélange d’images fictionnelles, oniriques, qui mettent les voix à distance pour pouvoir dire sans dire et qui viennent cogner dans la violence brute de la vérité documentaire. Au-delà de toute fiction, cette réalité réinventée gifle le spectateur, le secoue, l’atteint au plus profond. Les personnages ne sont pas des cas cliniques placés sous un projecteur de théâtre, mais des êtres de chair qui souffrent et tournent dans un univers sonore obsédant dont ils ne peuvent se défaire. Sans pathos ni apitoiement, ils font appel à nos propres réminiscences, à nos enfermements ou à ceux de nos proches. Ils sont à nos portes et ils sont nos semblables. Des victimes d’une affection sans remède possible autre que la connaissance.
Un crescendo dramatique
Trois « tableaux » composent cette histoire immobile ou presque. Les personnages n’ont que le verbe pour faire venir ces voix mais leur présence scénique et leurs paroles déchirent le voile de la banalité et suscitent l’effroi au milieu du rire. On ne peut rester indemne face à ces récits où se gravent les impacts des coercitions et des interdits dans leur effrayante réalité. Où remontent, comme bile amère, des auto-accusations de fautes imputables à d’autres. Parce que le coupable désigné, c’est l’enfant, qui voudrait bien se conformer mais n’est jamais ce qu’il devrait être, et qui traîne avec lui un héritage de non-dits monstrueux qui le poursuivront sa vie durant. C’est ce que dit la sexagénaire qui succède aux jeunes gens sur la scène et nous conte, par voix interposées qui soudainement s’incarnent et envahissent l’espace et le plateau, l’affection trop pressante d’un beau-père empressé. Re-création, l’écriture théâtrale chemine entre le témoignage et la fiction dans une langue saisissante. Et lorsqu’elle formule le moyen, proposé par la thérapie, de sortir du tunnel de la sujétion, les murs tombent, dévoilent un paysage où se développe une fantasmagorie qui laisse enfin passer une vérité comprise surgie des replis de la mémoire.
Voix
S Texte et mise en scène Gérard Watkins S Avec Valérie Dréville (Véronique), Lucie Epicureo (Eloïse, la petite fille), Malo Martin (Clément, le garçon des bois), Marie Razafindrakoto (Manon, le Morse), Gérard Watkins (la Voix) S Piano Camille Prenant S Collaboration artistique Lola Roy S Lumières Anne Vaglio S Scénographie François Gauthier-Lafaye assisté de Clément Vriet S Création et régie son François Vatin S Costumes Ann Williams S Régie générale Nicolas Guellier & François Gauthier-Lafaye S Musique Camille Prenant S Travail vocal Jeanne-Sarah Deledicq S Régie lumière Julie Bardin S Régie plateau Clément Vriet S Le texte est édité aux éditions Esse que S Production Perdita Ensemble, compagnie conventionnée par le Ministère de la Culture – DRAC Ile-de-France et la Comédie de St Etienne- CDN S Coproduction Théâtre des Îlets - CDN de Montluçon S Construction du décor Atelier de la Comédie de Saint Etienne S Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National S Avec le Soutien du FIJAD DRAC et Région Sud , de l'ADAMI, de la SPEDIDAM et de La Chartreuse – Centre national des écritures du spectacle – Villeneuve-Les-Avignon S Avec le soutien en résidence de la Ferme du Buisson – Scène nationale de Marne La Vallée S Coréalisation Théâtre de la Tempête S Durée 1h45
Vendredi 5 > dimanche 21 mai 2023, du mardi au samedi 20h, dimanche 16h
Théâtre de la Tempête - Route du Champ de Manœuvre, 75012 Paris
Réservations : 01 43 28 36 36 – https://www.la-tempete.fr/
TOURNÉE
Du 5 au 8 décembre 2023 à la Comédie de Saint-Étienne