30 Mai 2023
Cet avatar du voyage autour de ma chambre a toutes les allures d’un petit cirque déstructuré et poétique où monsieur Loyal se serait transformé en architecte fou pour orchestrer une troupe de musiciens, chanteurs, danseurs et comédiens qui se seraient donné le mot pour nous entraîner sur les terres de l’insolite.
Ce que l’on découvre sur le plateau semble le résidu d’une antique splendeur. Les panneaux muraux à moulures de haute taille qui encombrent la scène sont fatigués, le miroir, talé, laisse voir le métal oxydé sous sa surface réfléchissante, le canapé est devenu hors d’âge, le manteau de la cheminée n’est plus qu’un encadrement sur lequel trône une lampe vieillotte. Ça sent la déconfiture, le délitement, le désordre, et une forme d’abandon, comme les vestiges d’une société défunte. C’est dans cet espace encombré de vieilleries, laissé à l’abandon, que de drôles de silhouettes vont faire leur apparition.
Un radeau de la Méduse des arts du spectacle
Dans ce vaisseau qui ne cessera de se transformer, où les panneaux verticaux qui matérialisent des murs redécoupent sans cesse l’espace, allongeant la pièce lorsqu’ils sont alignés, la transformant en labyrinthe obligeant les interprètes à zigzaguer dans ce parcours d’obstacles, les créatures les plus étranges font leur apparition sous la conduite d’un chef d’orchestre un peu fou. La mèche en bataille, le cheveu au vent, James Thierrée s’agite infatigablement, faisant apparaître, tel un prestidigitateur tirant un lapin de son chapeau, danseurs et musiciens. Une chanteuse pousse sa chanson d’une voix ample et lyrique tandis qu’un technicien égaré passe et repasse en râlant, indifférent aux perturbations qu’il provoque. Quant à James Thierrée, architecte metteur en scène penché sur des plans improbables, il tente désespérément de construire « sa » chambre et de maîtriser ceux qui sont dedans et vont et viennent selon leur rythme et leur activité propres. Les danseuses dansent, encore qu’elles s’emparent parfois d’instruments de musique, les musiciens peuvent improviser à l’alto le vol d’un moustique ; quant au piano, il faut en permanence juguler son désir d’indépendance.
Raconter l’irracontable
Peut-on parler d’une histoire ? Sans doute pas et les personnages ne manquent pas d’interroger leur auteur à ce propos. « C’est quoi la trame ? » Quel est le point commun entre des portes qui n’ouvrent sur rien, des murs de chambre qui sont dans la chambre et non pas autour, des dinosaures de fantaisie, des mannequins montés sur bascule qui envahissent, comme les chaises de Ionesco, tout l’espace, un point de vue de jongleur et un psychanalyste ? C’est quoi cette chambre où on peut se livrer à un numéro de voltige et où le ciel, en l’occurrence le plafond, risque de vous tomber sur la tête ? Pourquoi un tel déploiement d’énergie pour ne produire, d’une certaine manière, que du vide ? « Parce que », répond James Thierrée, en bon circassien accoutumé à ce que seule la fantaisie gouverne la structure et l’enchaînement des numéros. Et il persiste et signe.
Dans le droit fil de Charlie Chaplin
James Thierrée, petit-fils de Charlie Chaplin, appartient à une lignée profondément marquée par le spectacle vivant. Dans la descendance du créateur de Charlot, on compte près d’une quinzaine de comédiennes et de comédiens, des chanteurs et des artistes de cirque. Les parents de James, Victoria Chaplin et son époux, Jean-Baptiste Thierrée, fondent le Cirque invisible dans lequel joueront, dès leur plus jeune âge, James et sa sœur Aurélia et les références au cinéma, qui traversent le spectacle, viennent s’ajouter à l’univers circassien. Le burlesque emprunte ses thèmes et son rythme aux films muets et le personnage qui s’époumone au mégaphone rappelle immanquablement Federico Fellini en tournage. Tantôt noyé sous la logorrhée incessante de James Thierrée, tantôt réduit à un blabla indéchiffrable, le texte est partout, avec volubilité. Comme si James Thierrée, s’emparant de ce nouveau jouet, l’exploitait à rendre gorge, jusqu’à plus soif et dans toutes ses dimensions. Aux jeux de mots, assonances et enchaînements loufoques, il ajoute des chansons de sa composition, majoritairement en anglais, qui déversent sur la scène un message de « tricky contradictions » qui sont à la mesure de ce drôle de spectacle où l’indiscipline et le mouvement sont les maîtres-mots d’un imaginaire débridé.
Une folie très ordonnée
Cela n’empêche pas l’extrême rigueur de cette folie. De la pointe des orteils, tordus dans des positions improbables, de Ching-Ying Chien, une danseuse taiwanaise capable, dans les positions les plus acrobatiques, de défier les lois de la bipédie et de se métamorphoser en créature hybride, semi-animale, jusqu’au large répertoire vocal de la chanteuse Sarah Manesse qui s’insère dans tous les styles de musique, de la petite marquise demi-mondaine dans sa robe de bal qui se métamorphose en jeune fille très sixties aux musiciens souvent aussi compositeurs qui manient la guitare comme la tempura, l’euphonium (un tuba ténor), comme la trompette basse, le saxophone comme la clarinette ou les percussions, l’alto comme le violoncelle, tous sont aussi chanteurs et comédiens dans ce spectacle placé sous le signe de la mutation, où rien n’est jamais vraiment ce qu’il devrait être et où la ligne droite est une anomalie. On regrettera toutefois que la prestation de l’auteur metteur en scène et comédien ne soit pas exempte d’un certain cabotinage ou d’un tel désir d’expression qu’il minorise l’apport des autres artistes. Il n’en demeure pas moins que la cartographie de l’intime de James Thierrée mérite qu’on s’y arrête et que, pour peu qu’on accepte de laisser au vestiaire toute velléité de rationalisation, cette exploration en terres d’imaginaire sur les routes du non-sens offrent du chaos une image dynamique, réjouissante et bien séduisante.
Room
S Conception, musique originale et mise en scène James Thierrée S Avec Anne-Lise Binard, Ching-Ying Chien, Mathias Durand, Samuel Dutertre, Hélène Escriva, Steeve Eton, Maxime Fleau, Nora Horvath, Sarah Manesse, Alessio Negro et James Thierrée S Lumières James Thierrée, Lucie Delorme, Samuel Bovet S Son Lilian Herrouin, Loïc Lambert, Jean-François Monnier S Costumes James Thierrée S Administration La Compagnie du Hanneton, Benoîte Gillet S Production et coordination La Compagnie du Hanneton, Emmanuelle Taccard et Hélène Dubois S Production déléguée Quaternaire - Sarah Ford, Anne McDougall, Felicitas Willems S Coproduction Théâtre de Carouge - La Comédie de Clermont- Ferrand Scène nationale - Théâtre de la Ville-Paris - Théâtre de Namur, Belgique - Théâtre des Célestins, Lyon - Chekhov International Theatre Festival, Moscou - Edinburgh International Festival, Edimbourg - Théâtre Sénart Scène nationale de Lieusaint – anthéa, Antipolis, Théâtre d’Antibes - LG Arts Center, Seoul - Equilibre-Nuithonie, Fribourg - Le Volcan, Scène nationale du Havre - Opéra de Massy - Théâtre du Passage, Neuchâtel - Le Parvis , Scène nationale Tarbes - L’arc, Scène nationale Le Creusot - Berliner Festspiele, Berlin - Festpielhaus St Pölten - Espace Jean Legendre, Théâtres de Compiègne - Bimot Global, Jérusalem - Sydney Festival S Coréalisation Théâtre du Châtelet et Théâtre de la Ville-Paris S Résidences Théâtre Sénart Scène Nationale de Lieusaint (F), L'arc Scène Nationale Le Creusot (F), Théâtre de Carouge (CH) S Remerciements Astrid Berges Frisbey, Alex Hardellet, Christian Fletcher, Kay Philips, Ioula Plotnikova, L’Espace des Arts-scène nationale de Chalon-sur-Saône, Eléphant Paname-Centre d’art et de danse, Opéra Garnier S La Compagnie du Hanneton est soutenue par le ministère de la Culture et la DRAC Bourgogne Franche-Comté S Room est soutenu par la DRAC et le Conseil régional Bourgogne Franche-Comté S Durée 1h45.
Du 22 mai au 1er juin 2023 à 20h
Théâtre du Châtelet – dans le cadre des saisons du Théâtre du Châtelet et du Théâtre de la ville hors les murs www.chatelet.com et www.theatredelaville-paris.com