10 Mai 2023
Conjurer la pesanteur du monde, telle est la gageure que relèvent Pierre Meunier et Hervé Pierre dans ce spectacle qui répand un grand souffle d’air frais et poétique dans notre monde en proie à la neurasthénie et à la déprime.
Ils ont des allures de Vladimir et d’Estragon beckettiens qui ne seraient pas attentistes mais au contraire hyperactifs, des faux airs de Laurel et Hardy qui auraient été mâtinés de Buster Keaton, des tronches de clowns sans nez rouge un peu fatigués, qui auraient oublié que le temps passe bien que celui-ci se rappelle à eux. Et ils en déploient, une activité incessante, une énergie démesurée, un remue-ménage jamais destiné à mettre de l’ordre. Ils ne se montrent jamais fatigués de transporter d’improbables objets, forcément inutilitaires, d’un point à un autre, de transvaser des éléments d’un récipient dans l’autre sans motif, avec une conviction et une fougue infatigables. Ils déploient le ballet de leur incessante besogne dans un univers encombré de machines d’un autre âge que la rouille et l’usure ont marqué de leurs traits, comme les vestiges d’une société industrielle déjà mise au rebut.
Le luxe de l’inutile
Il y a dans le non-sens de leur agitation fébrile comme un contrepied-pied-de-nez à notre société qui a porté au pinacle le principe de réduction-optimisation. Réduire les coûts de production en raccourcissant au maximum la chaîne pour les produire, économiser sur les matériaux employés, diminuer le nombre d’hommes et de femmes nécessaires à faire fonctionner la machine, gagner du temps – puisque c’est de l’argent – ou masquer sous la « transparence » affichée des bureaux « paysagers » un pur calcul tout sauf humaniste ne sont que quelques exemples de ce que la société contemporaine a produit. Quant à la « révolution » informatique, elle n’a fait que consolider notre immobilisme face à l’écran d’ordinateur, qui a contaminé, au-delà du travail, la vie sociale. Il suffit pour s’en assurer de comptabiliser, dans les transports en commun, le nombre écrasant d’usagers qui ne lèvent pas le nez de l’écran de leur téléphone portable. Nos deux comparses, eux, adoptent le parti pris inverse. Se saisissant d’un plateau immense, ils opposent le mouvement à l’immobilisme, la dépense d’énergie à l’économie de moyens et de gestes, l’irrationalité des déplacements à la standardisation de l’espace.
Porter son boulet, une image de l’activité humaine
Dans cet univers qui pourrait être issu du déraillement de l’œuvre de Jules Verne, où l’écrivain, devenu fou, se serait perdu dans les rouages de la machinerie industrielle pour en tirer non une magnification ambitieuse et rutilante et mais les décombres d’une société post-industrielle, on navigue dans un vaisseau d’un autre temps, au milieu des ruines que nous avons produites. Dès lors, il n’est guère étonnant que Kutsch, ex-employé des Poids et Mesures en retraite, s’absorbe dans la contemplation de la lourdeur des poids qu’il manipule, s’extasie devant le pouvoir infini du petit poids caché, collé au chewing-gum sous l’étalon de mesure qui en pervertit la valeur, ou passe une part non négligeable de son temps, avec son complice, à traîner ses boulets, même non attachés à eux par une chaîne, d’un endroit à l’autre, comme la charge trop lourde sans cesse renouvelée du poids de l’existence. Et lorsque des ressorts géants apparaissent, c’est pour enfermer un personnage dans leur spirale ou produire un vacarme cacophonique, assourdissant et perturbateur qui fait aujourd’hui partie de notre environnement.
La conquête de l’apesanteur
Si Kutsch semble se contenter de cette existence où il se tient en arrêt passif-semi-admiratif, son compère, lui, s’inscrit en faux. Leopold von Fligenstein, lui, a décidé de passer outre à la pesanteur du monde et d’explorer les vertiges et la liberté des airs. S’il trimballe des boulets, il les transforme en balles de jonglage, indifférent à leur poids, comme pour nier cette masse qui les tire invariablement vers le bas et contrarie la manipulation. Si pierre on l’a fait, il sera pierre volante, comme l'homophonie de son nom le désigne, tentant par tous les moyens d’échapper à la gravité qui le ramène chaque fois vers la terre, l’ancre dans un sol dont il voudrait s’abstraire. Son ambition à lui, armé de son aile sortie tout droit d’un dessin de Léonard de Vinci dont il ne resterait que le squelette, c’est non seulement de voler, mais surtout d’avoir le choix entre se poser et ne pas se poser, bref conserver sa liberté. L’envol devient métaphore du libre-arbitre tandis que la voile qui occupe toute la scène passe de sa fonction de mur glaiseux et verdâtre qui se dresse derrière les comédiens à ciel étoilé dans lequel ils se baignent.
De l’inutilité comme matière à rêver et à vivre
Le rapport aux objets détermine, on le voit, un choix philosophique, et Fliegenstein pourrait, au choix, incarner le romantisme allemand et la place qu’il accorde au rêve, ou simplement, comme l’indique l’auteur, malicieusement démentir la rigidité qu’on prête traditionnellement aux Allemands. Au-delà du détournement de l’espace auquel se livrent les deux personnages sous la houlette de Leopold, c’est à une attaque en règle contre un certain monde qu’ils se livrent. Dans la volonté de faire la nique à l’efficacité prônée par la société, c’est le jeu qu’ils réinventent en ouvrant grand la porte à l’imaginaire. Entre vieux ressorts de matelas qui créent un équilibre instable, filins qui les retiennent à cheval entre ciel et terre, ronds de fumée qui emportent la pensée et casseroles-louches dans lesquelles ils prélèvent de l’air à boire, on chemine dans un monde onirique où l’illusion a valeur de réalité et où la réalité n’a que l’allure informe et détournée d’amas mécaniques que manipule à vue l’accessoiriste régisseur qui fait monter et descendre des contrepoids, déplace des poulies, fait apparaître sur scène les crochets qui soulèveront les personnages dans les airs.
Créé en 1996 à l’occasion du Festival d’Avignon, le retour de l’Homme de plein vent sur scène tisse un fil à travers le temps. Et bien que les comédiens qui les incarnent se soient quelque peu chargés d'années et que leurs capacités acrobatiques soient aujourd’hui plus réduites, le message que porte la recréation, lui, n’a pas perdu de son impact poétique et de sa drôlerie. Il reste, dans sa forme, tout aussi séduisant et, dans son fond, plus que jamais d’actualité.
L’Homme de plein vent
S Re-création 2019 sous le regard de Marguerite Bordat S Texte Pierre Meunier S Avec Pierre Meunier, Hervé Pierre, Jeff Perlicius S Collaboration artistique Claire-Ingrid Cottenceau (1996) S Machines et machinerie Jean-Pierre Girault, Jean Lautrey, Jean-Claude Mironnet S Son Michel Maurer (1996), Hans Kunze (2019) S Lumière Joël Perrin S Régie Florian Méneret S Production et diffusion Céline Aguillon S Production et administration Caroline Tigeot S Production La Belle Meunière Coproduction Nouveau théâtre de Montreuil - Centre dramatique national S La compagnie La Belle Meunière est conventionnée par le Ministère de la Culture - DRAC Auvergne-Rhône-Alpes, le Conseil Régional Auvergne-Rhône-Alpes et le Conseil Départemental de l’Allier S Marguerite Bordat et Pierre Meunier sont artistes de la fabrique à la Comédie de Saint-Étienne - Centre dramatique national et associés à la Comédie de Valence - Centre dramatique national S Pierre Meunier est auteur associé au Théâtre des îlets - Centre dramatique national de Montluçon. S Durée 1h30
Du 9 au 20 mai à 20h, du 23 au 26 mai à 21h, relâche les dimanches et lundis
Théâtre de la Bastille - 76 rue de la Roquette 75011 Paris
Réservations : 01 43 57 42 14 www.theatre-bastille.com