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Arts-chipels.fr

Femme non rééducable. Une solution «finale» pour la liberté de la presse en Russie ?

Femme non rééducable. Une solution «finale» pour la liberté de la presse en Russie ?

Une journaliste, critique acharnée de Vladimir Poutine, couvre le conflit tchétchène avant de se faire descendre. Plongée dans un monde où opposition et élimination vont de pair.

Le 7 octobre 2006 à Moscou, jour de l’anniversaire du président Poutine, le corps de la journaliste Anna Politovskaïa est découvert dans la cage d’escalier de son immeuble, au pied de l’ascenseur. À ses côtés, un pistolet Makharov 9 mm, arme couramment utilisée par les forces de l’ordre, et quatre douilles. C’est la 21e journaliste assassinée depuis l’élection de Vladimir Poutine en 2000, selon Reporters sans frontières. Elle travaillait pour le bihebdomadaire Novaïa Gazeta, l’un des derniers organes de presse indépendants de Russie. Son rédacteur en chef, Dmytri Muratov, recevra, en 2021, le prix Nobel de la Paix, conjointement avec la journaliste philippine Maria Ressa, pour leurs efforts en faveur de la liberté d’expression. En avril 2022, Muratov est aspergé d’un liquide qui lui brûle les yeux. Novaïa Gazeta trouve refuge à Riga en Lettonie et devient Novaïa Gazeta Europe…

© Sebastian Gomez

© Sebastian Gomez

Un souffle de liberté tué dans l’œuf

Le spectacle rappelle les grandes étapes qui jalonnent la carrière de la journaliste, l’espoir fou, en cette année 1986, qui émerge quand mot « liberté » apparaît, la disparition de l’Union soviétique en 1991 et avec elle, la mise au jour des activités du KGB. Suivent les années de gueule de bois qui conduisent au seuil des années 2000, à un paysage que la journaliste décrit comme le Far West, où coexistent multimillionnaires et pauvreté extrême, mafieux de toute sorte et groupes extrémistes de tous bords, qui portera au pouvoir un ancien colonel des services secrets, Vladimir Poutine, qui deviendra président de la République. Dans une diatribe accusatrice, la Russie de Poutine, elle dénonce un dirigeant qui « a encouragé la gangrène morale de la Russie », un pays devenu « une décharge couverte de ronces et jonchée de débris » dont la seconde guerre tchétchène est le révélateur. « Aujourd’hui, écrit-elle, la Russie de Poutine produit chaque jour de nouveaux pogroms », avec la prolifération « des millions et des millions de citoyens aux opinions racistes bien ancrées ».

© Sebastian Gomez

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Une journaliste plongée dans le conflit tchétchène

Grande spécialiste du conflit tchétchène, Anna Politovskaïa, cette fille de diplomate qui rejoint Novaïa Gazeta en 1999, ne cessera de dénoncer les exactions de tous bords, dont celles commises par l’équipe au pouvoir en Tchétchénie, dirigée par le président Ramzan Kadyrov, qui marche main dans la main avec Moscou. Séjournant à Grozny, elle rend compte dans un style narratif, descriptif, d’une sécheresse sans fioriture mais aussi sans pathos, de l’omniprésence de la mort, évoque les « fagots » humains de civils ficelés par les soldats russes avant d’être pulvérisés à l’explosif. Enquêtant sur un centre de détention de l’armée, elle est menacée de viol et de mort, on utilise sa famille comme moyen de pression. Elle évoque les problèmes d’une vie quotidienne qui s’apparente davantage à de la survie, le manque d’eau, la nourriture, mauvaise quand elle existe, l’absence d’électricité, alors que la soldatesque se livre à une activité juteuse de marché noir. Elle accuse les militaires russes qui pillent, violent et tuent en toute impunité, et leur violence qui engendre un désir de vengeance et favorise la minorité tchétchène la plus extrême. Elle stigmatise la déshumanisation des deux camps, la délation, les règlements de compte et le basculement dans la criminalité pure des combattants tchétchènes. Elle sera plus tard au cœur de la prise d’otages du théâtre Doubrovka à Moscou en 2002, où les gaz paralysants des forces russes provoquent la mort de 123 otages,  et de celle de l’école n° 1 de Beslan, en Ossétie du Sud, en 2004, où l’intervention russe entraîne la mort de 334 civils dont 186 enfants.

© Sebastian Gomez

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En texte et en musique

Pour évoquer cette femme hors du commun, et à travers elle le récit d’une lutte pour la liberté d’expression, c’est au pouvoir des mots, et d’une évocation sonore, que le spectacle recourt. Pas de document ou de photos d’archive projetés sur la scène, mais une évocation de bruits quotidiens produits à vue par la comédienne. Le son créé par le versement du thé dans une tasse, amplifié par un micro, se transforme en rivière pour dire un lieu, et devient, par la vertu du synthétiseur, eau pour la toilette dans un monde où le bruit de la douche est minuté et tarifé par les soldats. Les accords de guitare se transforment en explosions, la peur se distille en titillements musicaux traversés de cris lointains pour dire la torture, comme une présence sourde mais permanente. Des fragments musicaux racontent l’époque où prend place le témoignage et des extraits de musiques caucasiennes situent le lieu.

© Sebastian Gomez

© Sebastian Gomez

Ramifications…

Si le lecteur des pages politiques internationales au seuil du XXIe siècle ne découvre pas une situation abondamment couverte à l’époque, Roxane Driay donne néanmoins à entendre et à voir, avec ses petites lunettes ovales rappelant celles d’Anna Politovskaïa et sa manière presque clinique d’énoncer les horreurs dont elle se fait le rapporteur, à travers le discours de la femme et journaliste qu’elle incarne, un état de fait qui nous parle encore aujourd’hui. Parce que les dérives totalitaires sont légion dans le monde et que les extrémismes se développent, avec la complicité, le plus souvent, des populations. Et parce que le conflit russo-tchétchène en appelle un autre, déplacé sur le terrain ukrainien aujourd’hui. Elle nous rappelle que le combat pour la liberté – qu’elle soit d’expression ou d’attitude – est fondamental, et qu’aujourd’hui, au-delà ce ceux qui ont perdu la vie, environ 700 000 Russes exilés peuvent en témoigner…

© Sebastian Gomez

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Femme non rééducable de Stefano Massini Traduction de Pietro Pizzuti, L'Arche Editeur

S Mémorandum théâtral sur Anna Politkovskaïa S Mise en scène et interprétation Roxane Driay et Jóan Tauveron S Lumières Quentin Perriard S Costumes Jean Albert Deron, avec l’aide d’Isabelle Driay S Production Cie La Portée S Coproduction Les Nouveaux Déchargeurs / Compagnie La Portée S La Compagnie la Portée est subventionnée par la Ville d’Albi. S Spectacle soutenu par le département du Tarn et la DRAC Occitanie S Partenaires Théâtre à durée indéterminée, 6Mettre, Amnesty International, Centre Paris Anim’ Dubois, Centre Paris Anim' Ruth Bader Ginsburg, Espace Apollo, Le Frigo Act’al, Reporters Sans Frontières S Durée 1h10 S À partir de 14 ans

Du 30 avril au 23 mai, dimanche, lundi et mardi – 19h

Les Déchargeurs – 3, rue des Déchargeurs, 75001 Paris www.lesdechargeurs.fr

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