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Arts-chipels.fr

Théorème / Je me sens un cœur à aimer toute la terre. Un Désir dynamite.

© Vincent Pontet

© Vincent Pontet

Dans un monde en plein naufrage, entre hommage et détournement, Amine Adjina et Émilie Prévosteau redonnent à Théorème sa valeur apocalyptique de « révélation ». De 1968 à aujourd’hui, Pasolini n’a pas perdu son pouvoir de fascination.

C’est l’été. Dans un décor estival de villa de bord de mer, une famille est réunie. Nous sommes à la fois à l’intérieur de la maison, avec la présence d’un lit, d’une douche et d’un salon, et dehors, à l’avant-scène mais aussi à jardin avec cet escalier qui mène à une piscine imaginaire qui contient le salon. C’est dans ce grand bain que vont mariner les personnages enfermés dans un huis clos familial que vient perturber l’arrivée du Garçon, un inconnu rencontré sur la plage par la Grand-mère, et qu’elle a invité sans le connaître. Sous la scène se cache le niveau des domestiques, l’univers de Nour dont la vidéo projetée sur le fond de scène restitue l’existence.

© Vincent Pontet

© Vincent Pontet

Chronique d’une famille de la haute bourgeoisie

La famille qui rejoint ici ses quartiers d’été n’est pas des plus harmonieuses. Le Père, chef d’entreprise, grand partisan de l’Ordre, tente tant bien que mal de maintenir un ersatz de cohésion dans cette maison où sa mère, acerbe vieille dame, n’a pas sa langue dans sa poche. Le restant de la famille ne vaut guère mieux. La Mère traîne un ennui profond dans un univers où elle se sent comme un colifichet, un bibelot qu’on exhibe. Quant aux enfants, chacun traîne les velléités artistiques d’une jeunesse oisive en mal de sens. La Fille voudrait devenir comédienne et cherche dans la maison qui lui donnera la réplique. Quant au Fils, il filme sa famille qu’il prend comme « théorème » d’un projet artistique destiné à une exposition dont la vacuité est manifeste. Le seul élément étranger, c’est une jeune fille, Nour, qui occupe la fonction d’auxiliaire de vie de la vieille dame et de domestique. Tous ne cachent pas leur hostilité réciproque et se balancent leurs vérités avec un humour aigre-doux.

© Vincent Pontet

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Théorème, un pavé dans le marigot italien en 1968

Amine Adjina reprend le thème de Théorème, un film et un roman qui furent à leur sortie reçus comme un choc. L’histoire de ce jeune homme énigmatique annoncé par un ange-facteur qui débarque dans une famille de la haute bourgeoisie milanaise, fait voler en éclats le masque des apparences et entraîne sa destruction en séduisant tous les membres de la maisonnée, avec lesquels il a des rapports sexuels, offrait sujet à polémique dans le contexte de l’époque. Le film fit scandale et valut à Pasolini une condamnation du Vatican et un procès pour obscénité. Son propos, qui mêle mysticisme, dénonciation de la société capitaliste et homosexualité, fut l’une des œuvres phares de la contestation sociale radicale qui accompagne l’explosion sociale de 1968, non seulement en Europe, mais un peu partout dans le monde. Le thème de la liberté sexuelle et la critique de la société bourgeoise qui forment le soubassement du film ne pouvaient que résonner en phase avec les aspirations à changer le monde qui s’exprimaient alors.

© Vincent Pontet

© Vincent Pontet

Théorème, version Amine Adjina

Amine Adjina reprend cette trame en en modifiant le parcours. S’il conserve des éléments tels que, pour la Fille, la perte de son innocence, pour le Fils une affirmation de soi, pour le Père, la prise de conscience de son homosexualité et son renoncement à ses fonctions de chef d’entreprise en donnant son usine à ses ouvriers, pour la mère le recours à des inconnus de passage ramassés dans la rue pour satisfaire ses besoins sexuels, il remplace l’ange-facteur par la Grand-Mère, héritière d’un passé qui lui offre une vision critique du présent et dont la mort sert de déclencheur au délitement et à la disparition de la famille. À l’inconnu d’une pâleur et d’une blondeur christiques – les figurations de Jésus n’ont jamais représenté, sauf volonté iconoclaste, un brun à la peau mate – il substitue un jeune homme noir, un Étranger, qui débarque dans cette famille dysfonctionnelle. Et en arrière-plan, il superpose l’irrésistible ascension de l’extrême-droite, qui vient immédiatement nous parler d’ici et maintenant.

© Pascal Gély / Hans Lucas

© Pascal Gély / Hans Lucas

La mer, toujours recommencée

Dans le décor qui mêle le dedans et le dehors, le réel et l’imaginaire, les éléments jouent leur partition. À la chaleur anormale qui salue l’arrivée du Garçon, rendant l’atmosphère étouffante, insupportable, comme un signe avant-coureur de la mise à nu à laquelle procède la pièce, se mêle l’image de la mer, qui monte comme le désir qui va bientôt occuper toute la place. Métaphoriquement, elle grossit, enfle et s’anime et vient progressivement occuper tout l’arrière-plan, submergeant les personnages tandis que la terre tremble et que les cendres du volcan qu’a réveillé l’Étranger descendent en pluie grise en noyant le décor. Rédemption et destruction sont les deux faces du personnage de l’inconnu, ange exterminateur en même temps que lumière de la vérité révélée.

© Vincent Pontet

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Ces poètes qu’on assassine

Pasolini avait d’abord imaginé la trame de Théorème comme une tragédie en vers. La parole poétique traverse aussi l’écriture d’Amine Adjina, qui alterne dialogues écrits dans un langage courant et vers libres pour les monologues où s’exprime la solitude des personnages. Si Pasolini est partout, dans la dépression et l’homosexualité du père, dans la frénésie sexuelle désespérée de la mère, dans la maladie de la fille comme dans l’accomplissement à venir du fils en tant qu’artiste, il est aussi « convoqué » par Amine Adjina dans la figure du poète qu’on assassine, référence directe à la fin terrible de Pasolini, tué à coups de bâton puis écrasé par sa propre voiture, une nuit de novembre 1975. Au-delà résonnent le leitmotiv du poète victime de la société, les voix d’Apollinaire, de Maïakovski et de Garcia Lorca et le souvenir de la chanson de Jean Ferrat, « Je ne chante pas pour passer le temps ».

© Vincent Pontet

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De Théorème à Don Juan

Mais c’est aussi autour du théâtre que se joue cette pièce de la déconfiture et de la désagrégation. Et plus particulièrement d’une tirade de Don Juan extraite de la pièce de Molière. Car l’étrange Étranger ne fait pas autre chose, dans l’irruption du Désir libérateur qu’il provoque, que de mettre en œuvre la maxime de Don Juan, « Je me sens un cœur à aimer toute la terre ». C’est la scène que répète la Fille dans le rôle d’Elvire en choisissant l’Étranger pour lui donner la réplique. C’est sur Don Juan et non sur la fin mystique de la domestique devenue sainte et enterrée vive dans son village que s’achève la pièce lorsque Nour apporte la touche finale. Molière, qui pointe du doigt les travers politiques et sociaux de son époque, entre en résonance avec la dénonciation de Théorème. Le théâtre est le trait d’union.

© Vincent Pontet

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Théorème, d’hier à aujourd’hui

En minorant la part mystique de l’œuvre de Pasolini et l’étrange étrangeté saisissante du film, en lui adjoignant des références liées à l’actualité, la pièce d’Amine Adjina inscrit résolument son propos du côté du politique. Il faut dire aussi que la révolution sexuelle est passée par là et que la dimension de la libération du Désir, si prégnante dans les années soixante, s’est inscrite dans une forme de « normalité » et a dépouillé Théorème de son aura revendicatrice. Mais la crise des valeurs, l’appel à la liberté et au pouvoir de la création tissent le fil rouge qui unit, à un demi-siècle d’intervalle, l’œuvre de Pasolini et celle d’Amine Adjina. Malgré le caractère archétypique, presque caricatural parfois, des personnages, malgré un certain schématisme de l’ensemble, on se laisse prendre à cette vision d’un monde qui sombre, en proie à ses dérives, servie par des comédiens qui se dépouillent progressivement de la théâtralité empruntée de leurs attitudes pour accéder à une certaine vérité. Théorème / Je me sens un cœur à aimer toute la terre nous rappelle que la mise en garde et le message de lutte de Pasolini restent une leçon à retenir et à méditer.

© Vincent Pontet

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Théorème / Je me sens un cœur à aimer toute la terre d’Amine Adjina (texte publié chez Actes-Sud Papiers), d’après Pier Paolo Pasolini

S Mise en scène Amine Adjina et Émilie Prévosteau S Avec la troupe de la Comédie-Française Coraly Zahonero (la Mère), Alexandre Pavloff (le Père), Danièle Lebrun (la Grand-Mère), Birane Ba (le Garçon), Claïna Clavaron (Nour), Marie Oppert (la Fille), Adrien Simion (le Fils) S Scénographie Cécile Trémolières S Costumes Majan Pochard S Lumière Bruno Brinas S Vidéo Jonathan Michel S Musique originale et son Fabien Aléa Nicol S Assistanat aux costumes Cécile Box S Avec le généreux soutien d’Aline Foriel-Destezet, grande ambassadrice de la création artistique S Remerciements au Théâtre d’Angoulême – Scène nationale Réalisation du décor Atelier 20.12 S Peinture de Jacques Grinberg S Costumes réalisés au Théâtre du Vieux-Colombier S La Comédie-Française remercie M.A.C. COSMETICS et Champagne Barons de Rothschild

Du 5 avril au 11 mai 2023 le mardi à 19h du mercredi au samedi à 20h30 le dimanche à 15h

Comédie-Française – Vieux Colombier, 21, rue du Vieux-Colombier, Paris 6e

Réservations 01 44 58 15 15 www.comedie-francaise.fr

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