30 Octobre 2023
Les Cahiers de Nijinski font partie de ces textes presque impossibles à dire tant ils sont ruptures, déchirements, tant ils tirent à hue et à dia et constituent un parcours aventureux aux franges de la folie. Une terre d’élection pour Denis Lavant qui l’explore avec force avec les musiciens Matthieu Prual et Gaspar Claus.
À partir de 1917, les signes d’une maladie mentale ou de troubles neurologiques, assortis d’hallucinations, apparaissent chez Nijinski. C’est au cours de l’hiver 1918-1919, en Suisse où il réside alors avec sa femme Romola et leur fille Kyra, que Vaslav Nijinski rédige ces Cahiers, dernier cri d’une raison qui se noie et ultime tentative pour le chorégraphe de s’exprimer avant l’engloutissement. Rédigé avec un sentiment d’urgence en six semaines, entre sa dernière « performance » à l’hôtel Suvretta, à Saint-Moritz, et le début d’un internement psychiatrique qui se prolongera jusqu’à sa mort, il lance un dernier cri. À trente ans, le danseur, absorbé par la maladie mentale, quitte le paysage artistique. Trente années supplémentaires s’écouleront avant qu’il disparaisse, à Londres, en 1950.
Un créateur en perdition
Le danseur et chorégraphe qui avait révolutionné la danse et l’avait conduite dans l’ère de la modernité n’est plus que l’ombre de lui-même. Celui qui avait déconstruit tous les codes de la danse classique dans le Sacre du printemps, imposant aux interprètes de danser pieds en dedans, prohibant les sauts qui avaient fait sa renommée et installé le danseur au rang d’étoile au même titre que la ballerine n’est plus qu’un être malade en proie aux hallucinations. Le danseur à l’animalité explosive est devenu une silhouette angoissée et messianique qui tourne dans sa parole, courant après des mots qui lui échappent, des phrases inachevées, des incantations qui tournent court, des hallucinations anciennes. Au bord du précipice, il oscille, entre mégalomanie et souffrance, entre incantations prophétiques et plaintes du martyr sacrifié sur l’autel de l’incompréhension.
Le mariage avec Dieu
C’est en lecteur du texte que Denis Lavant se pose, détachant, au fil de sa lecture, les feuillets qui forment le récit de la descente aux enfers du danseur, même s’il quitte à la fin le rôle de « rapporteur » du texte pour se glisser dans la langue russe et s’approcher plus près encore de Nijinski. C’est dans un engagement total du comédien qu’il nous montre cet homme de trente ans en proie au délire. Celui qui fut adulé à l’égal d’un dieu est désormais passé au-delà des portes d’ivoire et de corne, il a abordé aux rives d’un rêve mystique, dans un pays où Dieu est amour et Nijinski son incarnation. Messianique, il répand sa parole dans un monde atteint de surdité et crie dans le désert. Enfermé en lui-même, son discours outrepasse bientôt le désir de communiquer, laissant la place à des phrases inachevées, qui ne sont bientôt plus qu’assonances et répétitions, débitant inlassablement, telles des comptines vides de sens, une ritournelle qui serait dadaïste si elle n’avait échappé à son auteur.
La souffrance dans sa terrifiante pureté
Il y a, dans cette parole non exempte de scatologie une urgence qui saisit, une douleur à fleur de peau qui mêle questionnements existentiels et souffrance intime. La guerre n’est pas loin, avec son cortège d’horreurs et d’absurdités. Nijinski, en tant que citoyen russe, est fait prisonnier en Hongrie durant la Première Guerre mondiale. Sa hantise de la guerre se mêle, dans les Cahiers, à l’angoisse. Diaghilev, qui apparaît dans son délire, y a sa part. Le directeur des Ballets russes dont il fut l’amant l’avait congédié sans préavis à la suite de son mariage, en 1914, avec la danseuse hongroise Romola de Pulszky. La présence de Diaghilev émerge comme le souvenir tenace d’une persécution – même si celui-ci le réengage finalement en 1916 pour la tournée des Ballets russes en Amérique du Nord où Nijinsky crée une chorégraphie pour Till l’Espiègle de Richard Strauss. Elle vient s’ajouter au sentiment d’incompréhension que ressent le danseur et à son désir désespéré de dire.
Une osmose entre texte, jeu et musique
L’émotion est au cœur de la traversée que nous propose le trio formé par Matthieu Prual, Gaspar Claus et Denis Lavant. Elle rejoint la conception de Nijinski pour qui la création est souffle, don de Dieu, et gouverne, dans toutes ses facettes, le corps du danseur, lancé à corps perdu dans une quête suprahumaine. C’est entre la danse et la gestuelle du comédien qu’oscille Denis Lavant, entre la diction et le chant que se place sa parole. Matthieu Prual, au saxophone et à la clarinette basse, et Gaspar Claus, au violoncelle, accompagnés tous deux par des sons électroniques qu’ils fabriquent au fil du spectacle, escortent et illustrent cette traversée des mondes entre raison et déraison dont la musique se fait la compagne. Déréalisant les sons, ils se font souffles, respirations, grincements, plaintes, pulsations, expression corporelle qui traduit la violence du propos de Nijinski, son caractère rugueux, non apprêté, son âpreté existentielle. Remonte alors à l’esprit le souvenir d’un autre créateur consumé par une urgence trop forte : un certain Antonin Artaud, lui aussi victime d’une Peste arasant tout sur son passage et qui a pour nom Création…
Les Cahiers de Nijinski. Texte de Vaslav Nijinski, adapté par Christian Dumais Lvowski
S Porteur de projet Matthieu Prual S Direction artistique Matthieu Prual, en relation étroite avec toute l’équipe S Avec Denis Lavant (voix et corps), Gaspar Claus (violoncelle et électronique), Matthieu Prual (saxophone, clarinette basse et électronique) S Création vidéo et lumière Thomas Rabillon S Regard chorégraphique Jérémie Bélingard S Ingénieur du son Matthieu Fisson S Attachée de production Bénédicte Augrain S Coach en langue russe Kassian Berendt S Production Les productions du mouflon S Durée estimée 1h15
Théâtre de la Reine Blanche, du 28 mars au 1er avril 2023
TOURNÉE
Novembre 2023
1/11 - Festival Les Rockomotives, Vendôme
2/11 - L'Antipode, Rennes (35)
3/11 - Alentours, St-Nicolas de Redon (44)
9/11 - L'Archipel, scène nationale, Perpignan (66)
11/11 - Jazz Pyr, Luz Saint Sauveur (65)
14/11 - Le Lux, scène nationale de Valence (26)