8 Avril 2023
Cette courte nouvelle d’Honoré de Balzac, qui avait inspiré la Belle Noiseuse à Jacques Rivette, ouvre la voie à un débat sur l’enjeu et la nature de la création qui annonce la révolution picturale des temps modernes.
Elle est seule en scène, la comédienne en manteau long qui s’avance sur scène. Elle est là pour nous conter une étrange histoire qui met en scène trois peintres. Nous voici projetés au début du XVIIe siècle et nos trois personnages sont les incarnations de trois âges de la vie d’un peintre. Il y a le vieux maître, Frenhofer, et son élève devenu peintre confirmé, Franz Porbus, portraitiste du roi Henri IV. Le troisième larron est un jeune homme passionné, au talent naissant, qui aura une prestigieuse destinée : le jeune Nicolas Poussin. Lorsque Porbus lui propose de se rendre chez Frenhofer, c’est avec empressement qu’il accepte…
Un récit en forme de conte
C’est directement au public que la comédienne s’adresse, avec les moyens du conteur, c’est-à-dire rien ou presque. Un fauteuil, un guéridon, un bougeoir nous renvoient au passé, à un temps révolu. La « coloration » des personnages et leurs dialogues, elle les recréera au fil du récit par la seule force de sa parole, tout comme elle fera vivre ces toiles accrochées aux murs des ateliers et des pièces d’habitation qui n’ont pas de présence physique. À l’imaginaire du spectateur d’y suppléer. Seule la lumière sculpte les espaces, intérieurs et extérieurs, et le temps qui alterne jours et soirées. On passera tour à tour de la demeure de Porbus à celle de Frenhofer pour parler des grands absents que sont ces tableaux pourtant omniprésents.
La querelle du dessin et de la couleur
En fond se dessine l’un des enjeux picturaux majeurs du siècle classique : la prééminence du dessin ou de la couleur qui opposera, un demi-siècle plus tard, poussinistes et rubénistes. Derrière cette querelle se dissimule l’évolution de l’art pictural. Si la peinture est d’abord Idée, comme le mettent en avant les poussinistes, c’est dans la forme créée par l'esprit – et donc dans le dessin – que réside son essence et la couleur n’a qu’une fonction anecdotique, décorative. À quoi répondent les partisans de Rubens, en affirmant qu’ils créent une imitation de la nature qui séduit par la couleur et l’apparence du réel et influence l’esprit au moyen de la sensualité. Ils revendiquent en même temps de faire une peinture accessible à tous et non plus destinée à quelques initiés. Face aux tenants du « grand genre », de la peinture d’histoire, tout-puissants au XVIIe siècle, les « coloristes » ouvriront la voie aux nouvelles catégories qui se développeront au siècle suivant – scène de genre, peinture de paysage et nature morte – qui elles-mêmes conduiront à l’avènement de la couleur et de la lumière cher aux impressionnistes et à la remise en question de l’assignation du dessin à l’intellect et de la couleur à la sensualité.
La nature de l’art
Le vieux Frenhofer, décrit par Balzac comme un personnage étrange, un peu diabolique, magnétique et habité, en visite chez Porbus, ne peut s’empêcher de commenter la toile que celui-ci vient de terminer, Marie l’Égyptienne. À la perfection technique de la réalisation, il reproche le manque d’âme de la composition, son indécision entre le contour d’un Dürer et les teintes d’un Titien, qui ne le fait pencher ni du côté du trait ni du côté de la couleur. Il entre dans le détail et s’empare bientôt des pinceaux et de la palette de Porbus pour modifier l’œuvre. Il détaille le contexte du thème du tableau, la situation de Marie, contrainte de vendre son corps au batelier pour payer sa traversée, le mouvement nécessaire de la draperie au vent, le rendu nécessaire de la souplesse de la peau de jeune fille, ajoute ici une touche, là un léger glacis pour ôter sa pesanteur à l’œuvre et lui donner vie. Parce que la peinture n’est pas qu’exécution et qu’elle porte témoignage de l’âme qu’on place en elle. Ce qu’il défend, c’est une vision éminemment romantique de l’œuvre, qui alimentera ensuite les partis pris de l’art moderne dans l’affirmation de la vision de l’artiste comme première par rapport à la « copie » de la réalité – elle occupera une place de plus en plus prépondérante dans le processus de création.
Le chef d’œuvre inconnu
Cette conception de l’art, Frenhofer la met en pratique dans le portrait d’une jeune courtisane, Claire Lascault, dite « la Belle Noiseuse », qu’il tient jalousement caché aux regards. Sans cesse il revient au tableau, le modifie et le remodifie, sans jamais le montrer. Il excite tant la curiosité qu’il poussera Poussin à lui sacrifier son bien le plus précieux, la femme qu’il aime et dont il est aimé. L’artiste prend le pas sur l’homme et Porbus et Poussin obtiennent le droit de contempler le tableau. Mais, hormis un bout de pied nu, infiniment vivant, celui-ci ne comporte plus ni contour ni forme. À force de retouches, d’ajouts et de retranchements, Frenhofer, qui a cherché à atteindre la perception pure, détachée de la forme, est parvenu à une forme d’abstraction colorée faite de taches superposées où se dessinent des courbes de couleurs. Une forme révolutionnaire qui ne peut que susciter la stupeur et l’incompréhension, au XVIIe siècle où Balzac place son conte, mais aussi en 1831, au moment où la nouvelle est publiée dans le journal L’Artiste. L’auteur, d’ailleurs, curieusement, ne statue pas sur l’œuvre, comme peut-être une interrogation non levée sur la validité de son projet. Comme pour dire, peut-être, que la création outrepasse ce qui peut être compris ou admis par l’époque et que l’incompréhension peut détruire l’artiste.
Une interprétation claire et sensible
Catherine Aymerie apporte à ce texte la beauté d’une élocution impeccable et toute en nuances. On a plaisir à l’écouter orchestrer les différents personnages, à nous faire pénétrer dans la vision quasi cinématographique de Balzac. Car l’écrivain affectionne ces longs travellings de la caméra qui posent le regard sur les décors, s’attachent aux objets, parcourent avec une attention particulière ces éléments qui sont matière à description des personnages, même si ceux-ci n’interagissent pas avec eux, avant même d’y introduire l’action. Dans la contemplation réside déjà une lecture et la comédienne nous promène avec exactitude dans ces univers qui définissent aussi les personnages. Avec clarté et une précision non dépourvue d’une certaine malice, elle nous fait voyager dans ce monde étranger et néanmoins présent que Picasso percevra avec netteté dans le double événement que constitue la commande que lui passe Ambroise Vollard en 1931 pour illustrer le conte de Balzac, qui le fascine, et par la présence de son atelier non loin du lieu où l’écrivain situait l’atelier de Porbus. Un endroit où naîtra Guernica et sa terrible modernité. Au jeu du hasard et des coïncidences, le Chef d’œuvre inconnu gagne la mise. La lecture qu’en propose Catherine Aymerie, outre le plaisir d’écouter un beau texte bien dit, vient nous rappeler que la création est incertaine, incessante, innovante, inquiétante parfois, et que l’artiste véritable trace sa route, en dépit de l’incompréhension qui le tue.
Le Chef d’œuvre inconnu d’après la nouvelle d’Honoré de Balzac
S Adaptation théâtrale & jeu Catherine Aymerie S Mise en scène Michel Favart S Musique Massimo Trasente S Lumière Kostas Asmanis S Scénographie & costumes Florence Évrard
27 mars - 27 juin 2023 Lundi et mardi 19h15, dimanche 19h30
Théâtre Essaion - 6 rue Pierre au Lard 75004 Paris / www.essaion.com
Réservations 01 42 78 46 42