12 Avril 2023
La Maison de la culture d’Amiens joue la carte du « Vous êtes ici chez vous » pour nouer avec l’ensemble des forces culturelles vives de la ville un travail de fond qui outrepasse les frontières entre les arts et touche tous les quartiers.
Deux temps forts marquent la vie de la Maison de la culture d’Amiens, dirigée par Laurent Dréano : Amiens-Europe, qui défend les valeurs européennes, démocratiques et d’émancipation, atteintes par la guerre en Ukraine, et affiche sa solidarité pour permettre la préservation de la mobilité et de la liberté de création menacées ; Amiens Tout-monde, qui associe dans son concept le rassemblement de toutes les cultures, géographiquement parlant, et toutes les formes d’expression artistiques. Ces deux festivals viennent compléter une programmation culturelle et artistique qui touche tous les domaines de la création tout en portant la marque forte de la création jazz, des musiques improvisées et des musiques du monde. La Maison de la culture héberge en effet depuis plus de trente ans le studio d’enregistrement de Label bleu, qui associe découverte d’artistes et édition musicale.
Un travail de fond mené en collaboration avec des partenaires institutionnels locaux
C’est d’abord sur la notion de « tissu » que Laurent Dréano met l’accent, sur le « faire ensemble » qui est le corollaire du vivre ensemble. Un travail d’échanges et de propositions réciproques qui associe différentes structures : le Fonds Régional d’Art contemporain (FRAC) ; le Centre culturel Jacques Tati, implanté dans le quartier sud-est d’Amiens, qui se dote d’un théâtre en 2008 et accueille des artistes en résidence de création ; le Safran, scène conventionnée située dans les quartiers Nord d’Amiens, résolument tournée vers l’ailleurs, le mélange des genres et le pluralisme culturel, qui explore aussi bien les arts numériques que le sport ou les liens entre la scène et l’actualité ; la Maison du Théâtre, située dans le cœur historique d’Amiens, le quartier Saint-Leu, qui accueille les compagnies théâtrales locales et propose un centre de ressources dédié aux écritures dramatiques d’aujourd’hui.
La dimension des arts plastiques
Sur le plan de l’art contemporain, le Fonds Régional d’Art contemporain (FRAC) est un partenaire privilégié. Créé en 1983 et actuellement dirigé par Pascal Neveux, il est le seul à avoir constitué une importante collection publique dédiée au dessin contemporain. Avec plus de 1 300 œuvres de 250 artistes, il offre une collection de tout premier plan où figurent, entre autres, Pierre Bloch, Agnès Martin, Jean-Michel Alberola, Giuseppe Penone, William Kentridge, Sol Lewitt ou Jean-Michel Basquiat. Le premier projet artistique et culturel de son directeur, entamé en 2021, intitulé « Ce que les artistes nous disent de la transformation du monde », engage la démarche du FRAC dans la voie d’appréhender les défis sociétaux. Cette année, le FRAC exposera, en association avec la Maison de l’Architecture, des œuvres sur le thème des « Paysages en mouvement » qui explorent le thème de la nature, important dans une région à forte dimension agricole, au moment où sa préservation devient une préoccupation dominante du temps.
Arts plastiques Tout-monde
La collaboration du FRAC avec le festival porte sur deux manifestations. La première, associée à la 16e édition de Drawing Now Art Fair, une exposition sur le dessin qui s’est tenue en mars dernier au Carreau du Temple à Paris avec pour thème « Le prisme du féminin : machines, ovocytes, fils, potions », offre un regard genré, à partir du dessin contemporain, sur les pratiques associées aux femmes. Partant de l’occultation du rôle de la mathématicienne Ada Lovelace, qui développe, avant Charles Babbage, qualifié comme l’inventeur de l’informatique, un proto-ordinateur inspiré des cartes perforées des métiers à tisser mécanisés, l’exposition développe cette relation inattendue entre textiles et trame numérique. Trois artistes, Sarah Triz, Antoine Medes et Louise Aleksiejew, appartenant à des générations d’artistes différentes, reprennent à leur compte le travail sur la grille et la ligne, les savoirs et les fonctions traditionnellement féminins, à partir du papier, mais pas seulement, y associant parfois le travail du bois ou la sculpture, tel ce dessin de femme au visage couvert de pansements qui laissent supposer la maltraitance, dotée de mains sculptées tenant une aiguille et du fil. Le détournement de la « logique » du genre passe aussi par le travail de créations communes féminin-masculin de Louise Aleksiejew et Antoine Mendes. Ces œuvres, exposées dans les locaux du FRAC, instaurent un dialogue avec la commande monumentale passée à Tania Mouraud pour la salle Matisse à la Maison de la culture d’Amiens.
Tania Mouraud, femme, artiste et résistante
L’artiste qui, en 1968, au retour de la Documenta de Cassel, réalise un autodafé public de ses toiles, la femme passionnée de logique mathématique qu’elle étudie à Vincennes avant de partir pour l’Inde où elle passera six ans à approfondir sa connaissance des philosophies orientales propose ici une œuvre originale, à la croisée de la revendication féministe, de ses origines juives et de son appétence pour ces écritures immenses, très étirées, qui rappellent parfois les codes-barres, qui dessinent un sens qu’il faut aller chercher par-delà la perturbation visuelle qu’elles engendrent. Femme du Verbe, en prise avec l’Histoire, elle choisit ici, avec Comme un rêve de lointain / vi a kholem fun der fremd, de mêler une installation murale monumentale sur laquelle apparaît « Mir veln nisht farshtumen / Nous ne nous tairons pas » avec une vidéo des mains d’un vieillard, filmée au cours d’un concert. Les histoires portées par les deux œuvres se répondent. Au passage du temps contenu dans les mains se superpose cette inscription gigantesque en yiddish, la langue des juifs d’Europe de l’Est qu’on qualifiait de « langue de bonne femme » car l’enseignement de l’hébreu était réservé aux garçons. L’inscription apparaît comme un acte de résistance polysémique : celle de femmes revendiquant leur droit à la parole en même temps que celle d’un peuple que l’extermination systématique de la « solution finale » n’aura pas réduit à néant.
Spectacles d’ailleurs
Un même esprit anime l’évocation du « chaos monde » perçu par Édouard Glissant, proposée par le festival. Dans le domaine de la danse, Fabrice Ramalingom apporte, avec peut-être son histoire mêlée d’enfant français imprégné des souvenirs malgaches de ses parents, une réflexion dansée sur notre Frérocité, notre capacité paradoxale à vivre ensemble tout en nous entredévorant. Et c’est en interrogeant leur identité cubaine que Ricardo Sarmiento, Luis Carricaburu et Lazaro Benitez, dans une forme qui mériterait d’être affinée et davantage chorégraphiée, mettent en crise le concept d’intégration. Utilisant le Boléro de Ravel, qu’ils retournent en laissant apparaître le colonialisme sous-jacent, ils viennent aussi nous rappeler que dans les terres de la Révolution, où la danse classique occidentale jouissait d’un statut privilégié et d’un enseignement de choix et où la culture occidentale était signe d’élévation sociale, l’héritage de la tradition populaire ne consistait plus qu’en formes folklorisées et vidées de leur sens. Sur le plan des textes, Lulu Rafat, accompagnée par Sophie Agnel au cordophone, nous emmène sur les rives de la Méditerranée pour découvrir en lectures scéniques ou sous forme de spectacle les poétesses et les autrices arabes, de Syrie, de Palestine ou du Maroc. Le questionnement sur les origines participe de la proposition de Yuval Rozman, Ahouvi (« Mon amour »), qui, sur le pavé parisien, voit s’affronter en un combat douloureux un couple – deux jeunes artistes, lui Français, elle Israélienne – que leurs corps, leurs passés, leurs expériences placent à des endroits différents. S’y dessine, comme dans d’autres spectacles de l’auteur, la relation contrastée que l’auteur entretient avec Israël dont il s’est volontairement exilé en 2012.
En musique, l’éclectisme est la règle
Classique et jazz se partagent le terrain du festival. Un terrain-monde où la Sud-Coréenne Youn Sun Nah chante un jazz mâtiné de pop, de folk et de musiques du monde. Passée par la direction artistique, en 2015, du Festival de musiques traditionnelles coréennes avant de s’attaquer à l’écriture et à l’arrangement musical, elle compose des mélodies intimistes pleines de délicatesse. Quant aux frères Ceccaldi, Valentin et Théo, le premier au violoncelle et basse électrique, le second au violon et à l’alto, ils font revivre dans Constantine, avec leurs compères venus du jazz, du rock ou des musiques du monde, la force émotionnelle, la nostalgie poignante et le lyrisme que suscite leur exil de cet Orient chéri et perdu. Côté classique, si les compositeurs appartiennent à la sphère occidentale (Webern, Haydn dont est présenté un Concerto pour violoncelle n° 1, redécouvert en 1961, et Strauss), c’est sous la baguette de la Chinoise Xian Zhang et avec la violoncelliste russe Anastasia Kobekina que ces morceaux d’Occident sont interprétés par l'Orchestre national de Lille.
Le Iench. Au-delà du verlan, le retournement du point de vue
En matière de racisme et d’ostracisme, le répertoire du théâtre contient un nombre conséquent de pièces dénonçant le refus de l’étranger et sa mise à l’index. Plus rares sont celles où, au lieu de regarder la trame d’un point de vue d’Européen blanc et propre sur lui, même s’il ne se pose pas nécessairement en colonisateur, on pénètre à l’intérieur du ressenti de ces populations ostracisées. C’est la grande force de ce spectacle, qui mériterait néanmoins d’être resserré, que de nous faire voir la situation du point de vue de l’Autre, celui que sa couleur de peau, son attitude ou son parler rendent différent. L’aventure de Drissa et de sa famille est de celles-là. Ce jeune garçon né en France coche toutes les cases de la perfection ou presque : il ne boit pas, ne fume pas, ne se drogue pas, travaille bien à l’école. Pour compléter son « bonheur », il ne lui manque qu’un chien (un « iench ») que le pater familias refuse obstinément d’accepter. Pourtant, dans cette vie apparemment sans histoire dans un pavillon de banlieue acquis au prix de sacrifices, les problèmes sont là. Sa sœur jumelle, s’est rasé la tête pour ne plus avoir à subir de réflexion sur ses cheveux crêpus et regrette de ne pas être notée par ses camarades de classe, question beauté, comme les autres filles. Quant à Drissa, il refuse qu’on lui interdise l’accès aux boîtes de nuit et repart à l’assaut sans se lasser pour y pénétrer. Cette vie, composée d’amitiés avec des « semblables », un jeune haïtien et un maghrébin, dans cette famille qu’on n’en finit pas de détester en même temps qu’on l’aime, se déroule au rythme de la longue litanie des exactions commises sur les « étrangers » par la police. Créant un contrepoint à l’humour et à la cocasserie de certaines situations, la liste des morts recensés s’égrène au fil de la pièce comme un arrière-plan obsédant. Mais au-delà même du propos, ce qui touche vient de l’intérieur. D’une douleur vécue qu'on comprend bien souvent intellectuellement, sans en percevoir réellement la profondeur et l’intensité.
Il n’est pas indifférent qu’un peu partout les barrières sautent sur le plan esthétique comme sur le plan social. Pour qu’on accepte enfin que l’hybridation est source de vie, si chacun veut bien se pencher sur l’autre pour dialoguer au lieu d’exclure.
Amiens Tout-monde
Youn Sun Nah Quartet Voix Youn Sun Nah Contrebasse et basse Brad Christopher Jones Guitares Thomas Naïm Piano et claviers Tony Paeleman
Mishwâr - Lulu Rafat Avec Lulu Rafat (poèmes en arabe) et Sophie Agnel (cordophone) Oreille extérieure Henri Jules Julien Production Shaeirat Project, Théâtre & Cinéma de Choisy-le- Roi - Scène conventionnée d’intérêt national art et création pour la diversité linguistique. Dodo ya Momo do - Soukaina Habiballah (Maroc) | Henri Jules Julien. À la saison des abricots Carol Sansour, Christelle Saez (Palestine) | Henri Jules Julien. Celle qui habitait la maison avant moi Rasha Omran (Syrie) | Henri Jules Julien
Frérocité - Fabrice Ramalingom Avec Séverine Bauvais Vincent Delétang Clémence Galliard Tom Lévy-Chaudet Jean Rochereau Hugues Rondepierre Emilio Urbina. Amateurs et amatrices Maxime Alianus Céline Bray Catherine Cadet Marianne Cahon Melissa Charlet Timeo Chaveroche Luna De Castro Garance Gali Jules Marquis Nathalie Meissner Luana Monteiro Lynn Nguyen Rebecca Sanny Alice Vigreux Marine Waroux
Qué Bolero (o Tiempos de inseguridad nacional) - Colectivo Malasangre Chorégraphie et interprétation Lazaro Benitez, Luis Carricaburu, Ricardo Sarmiento
Le Iench - Eva Doumbia (en coréalisation avec le Safran) Avec Émil Abossolo-Mbo, Nabil Berrehil, Fabien Aissa Busetta, Sundjata Grelat, Salimata Kamaté, Fatou Malsert / Olga Mouak, Jocelyne Monier, Binda N’gazolo, Frederico Semedo, Souleymane Sylla Musique Lionel Elian
Orchestre National de Lille- Direction Xian Zhang. Violoncelle —Anastasia Kobekina Anton Webern Im Sommerwind, Joseph Haydn Concerto pour violoncelle Nº 1, Richard Strauss, Ainsi parlait Zarathoustra
Le prisme du féminin : machines, ovocytes, fils, potions - Louise Aleksiejew, Antoine Medes, Sarah Tritz. Frac Picardie. Partenaires Drawing Now, Maison de la Culture d’Amiens. Commissaire Joana P.R. Neves. Du 8 avril au 3 juin 2023
Comme un rêve de lointain / vi a kholem fun der fremd - Tania Mouraud. Maison de la Culture d’Amiens. Partenaires Drawing Now, Frac Picardie. Commissaire Joana P.R. Neves. Du 08 avril au 20 mai 2023.
https://www.maisondelaculture-amiens.com/genre/amiens-tout-monde/
https://www.amiens.fr/Vivre-a-Amiens/Culture-Patrimoine/Etablissements-culturels/Le-Safran
https://www.amiens.fr/Vivre-a-Amiens/Culture-Patrimoine/Etablissements-culturels/Maison-du-Theatre