5 Mars 2023
La comédie jubilatoire et insolente de Dario Fo et de Franca Rame, qui conte une révolte de « sans dents » dans une Italie incertaine, a conservé tout son mordant. À déguster sans souci de demi-mesure…
La scène dévoile un décor de la déglingue. Les murs sont de traviole, le lit penche, les portes ne sont pas d’équerre. Bref, rien ne va dans cet intérieur ouvrier qui ne respire pas l’aisance. Deux femmes y font leur apparition, cabas chargés jusqu’à la gueule. Excitée est la première. Elle revient du supermarché où les prix ont encore flambé. Alors, excédées, au lieu de mettre le panier de la ménagère en berne, les femmes ont d’abord exigé un juste prix des marchandises, avant de piller le magasin – « On ne paie pas ! On ne paie pas ! » Si Antonia joue les matrones au verbe haut et à la langue bien pendue, sa comparse, plus timorée, se laisse entraîner dans la galère du larcin en acceptant d’en récupérer une partie.
Couples comiques antagonistes
À la manière d’un Sganarelle et d’un Don Juan, d’un Sancho Panza et d’un Quichotte ou d’un Laurel et Hardy, les duos sont légion. Il y a celui de la volcanique Antonia et de la timide et effacée Margherita, celui que forme Giovanni, l’époux d’Antonia, d’une honnêteté scrupuleuse de vieux militant communiste, rigoriste et intransigeant, avec Luigi, le mari de Margherita, son compagnon de travail, nettement plus coulant et convaincu que ce n’est pas voler que de prendre aux riches. La maréchaussée et les autorités chargées du maintien de l’ordre n’échappent pas à cette dualité : le policier et le gendarme, joués par le même comédien, incarnent les facettes opposées du rapport à l’autorité. Si le premier approuve l’action des femmes et se retrouve coincé entre ses convictions et son « devoir », le second est un pur et dur de l’obéissance aux ordres. On pourrait continuer le jeu des chassés-croisés en opposant Antonia à Giovanni et Margherita à Luigi. À partir de là, il ne reste plus qu’à insérer les situations qui vont faire éclater le fragile équilibre bâti sur les silences de chacun et leurs mensonges et à tirer le fil de la découverte du pot aux roses.
La truculence et la farce
Rien n’est trop gros pour cette intrigue où il va s’agir de cacher – aux yeux du mari droit dans ses bottes d’honnêteté comme aux autorités, chargées de fouiller les appartements pour débusquer la marchandise et les voleuses – les victuailles les plus diverses ramassées en vrac sans les trier préalablement. C’est ainsi que du millet pour canaris et de la pâtée pour chiens font leur apparition sur la table de ces prolétaires, pas complètement « lumpen » mais en passe de le devenir, en fournissant matière à digressions savoureuses – du verbe à défaut du contenu de l’assiette. Les ressorts de la comédie italienne sont là, dans les scènes entre la matrone et son mari, qui, à bout d’arguments, n’a qu’une armoire pour refuge, dans la manière dont les femmes roulent leurs maris dans la farine, inventant une histoire après l’autre dans lesquelles elles s’enferrent.
Dysfonctionnels jusqu’à l’absurde
Ils sont too much, les archétypes qui s’agitent sur la scène, entrent et sortent, surveillent par la fenêtre l’agitation qui s’empare de la rue. Ils en font trop. Trop dans le macho, trop dans le côté matamoresque-grande gueule qui se défait à la moindre anicroche. Trop dans la faconde, dans l’agitation, dans la rigidité ou dans la dissimulation. Mais ils sont dans le ton d’une commedia dell’arte à résonance fortement politique, ils vont jusqu’au bout de leur personnage, révélant la fragilité et les contradictions qu’ils portent. Les situations sont menées jusqu’au point extrême où éclate l’absurdité qui les a provoquées. Et on trouve des cadavres dans le placard, au sens propre comme au figuré.
Un théâtre politique de l’Italie « d’en bas »
Derrière cette farce insolente qui prône la désobéissance civile et la révolte contre les riches et derrière le rire se révèle cependant une réalité peu reluisante : des factures qu’on ne parvient plus à payer, des entreprises qui délocalisent et condamnent leurs ouvriers au chômage, le spectre des coupures d’eau et d’électricité, l’augmentation permanente du coût de la vie alors que les salaires restent bloqués. Un micro se balade derrière les personnages, épiant leurs réactions, symbole d’une société sous surveillance. Quant aux femmes, truffées d’enfants alors qu’elles n’ont pas les moyens de les élever, elles balancent un petit coup de l’âne au passage à l’Église et à son opposition à la pilule. Ça respire un mix très italien de Dino Risi, de Totò, de Roberto Benigni et de Fellini. Comme un clin d’œil, une citation, résonne dans le lointain cet appel désormais immortel qui passe en boucle dans nos souvenirs – « Marcello ! Marcello ! » – comme un écho ténu de la Dolce Vita, une réminiscence de Huit et demi. Souvenirs enfuis et enfouis qui hantent un présent du texte qui, s’il prend place dans l’Italie des « années de plomb » et se « ressource » avec la crise des subprimes, pourrait tout aussi bien nous parler d’ici et maintenant, en 2023, et pas seulement en Italie…
On ne paie pas ! On ne paie pas !
S Texte Dario Fo, Franca Rame S Traduction, adaptation Toni Cecchinato, Nicole Colchat S Mise en scène Bernard Levy S Avec Flore Babled (Margherita), Elie Chapus (2e gendarme, 2e croque-mort, le déménageur), Eddie Chignara (Giovanni), Grégoire Lagrange (Luigi), Jean-Philippe Salério (le policier, 1er gendarme, 1er croque-mort, le vieux), Anne-Élodie Sorlin (Antonia) S Collaboration artistique Jean-Luc Vincent S Scénographie Damien Caille-Perret S Lumières Christian Pinaud S Costumes Claudia Jenatsch S Son Jean de Almeida S Maquillage Catherine Saint-Sever S Accessoires Roberta Chiarito S Régie générale Thierry Lacroix S Construction décor Atelier MC2: Grenoble S La pièce On ne paie pas ! On ne paie pas ! de Dario Fo et Franca Rame dans la traduction de Toni Cecchinato et Nicole Colchat est publiée et représentée par L’Arche éditeur –agence théâtrale S Ce spectacle fait l’objet d’un dossier Canopé S Production MC2:Grenoble–scène nationale S Coproduction avec la Compagnie Lire aux Éclats, le Théâtre Montansier – Versailles, le Théâtre Sénart – scène nationale, le Volcan –scène nationale du Havre S Production-diffusion MC2: Grenoble Christine Fernet S Avec le soutien de la Spedidam et du Fonpeps S Coréalisation avec le Théâtre de la Tempête S Le Théâtre de la Tempête est subventionné par le ministère de la Culture, la région Ile-de-France et est soutenu par la ville de Paris S Durée 2h05
Du 3 au 18 mars 2023, du mardi au samedi 20h, dimanche 16h
Théâtre de la Tempête Cartoucherie – Route du Champ-de-Manœuvre 75012
Réservations www.la-tempete.fr T 01 43 28 36 36
TOURNÉE
21-22 mars 2023 Le Volcan, Le Havre
Du 5 au 7 avril 2023 Lieusaint, Théâtre Sénart, scène nationale