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Arts-chipels.fr

Nikolaï Medtner. Né trop tard et à (re)découvrir sous les doigts de Vittorio Forte.

Nikolaï Medtner

Nikolaï Medtner

Ce compositeur russe, mis aux oubliettes de l’Histoire dans son refus d’un certain « modernisme » et englouti dans la tourmente des événements qui secouent la Russie et l’ensemble de la planète dans la période des deux Guerres mondiales, mérite d’être remis à l’honneur aujourd’hui. Vittorio Forte et le label Odradek le replacent sur le devant de la scène avec la sortie d’un CD et un concert salle Cortot à Paris le 14 avril 2023.

Peu nombreux sont ceux qui connaissent aujourd’hui le compositeur Nikolaï Medtner, contemporain de Scriabine et de Rachmaninov. Pourtant sa musique, qu’admirait Prokoviev, fut défendue par des interprètes tels qu’Emil Gilels ou le pianiste américain Eugene Istomin, ou encore Vladimir Horowitz qui le trouvait, « par certains côtés, plus profond que Rachmaninov » et voyait dans sa musique « des couleurs spéciales, des parfums ». Bien qu’elle ait sombré dans l’oubli pour des raisons diverses, elle mérite d’être à nouveau entendue, pour sa profonde originalité, sa variété, sa beauté, sa liberté rythmique et sa complexité mélodique aussi.

Un destin marqué du sceau de l’Histoire

Né dans une famille d’ascendance scandinave (danoise par son père, germano-suédoise par sa mère), Medtner vit dans une famille imprégnée de musique. Il entre au conservatoire de Moscou à l’âge de dix ans où il montre des dispositions exceptionnelles pour le piano – la quasi-totalité de son œuvre sera dédiée à cet instrument. Il aura les plus brillants professeurs de l’époque. Mais c’est vers la composition qu’il se tourne, délaissant une carrière de concertiste – « Il est né avec la forme sonate », dira Sergueï Taneïev, l’un de ses professeurs, de celui qui avait du contrepoint une compréhension intuitive. En 1921, alors qu’une véritable situation de guerre civile, pas seulement entre « rouges » et « blancs », règne en Russie, il choisit l’exil, d’abord en Allemagne puis France puis, en 1924, aux États-Unis où il rejoint son ami Rachmaninov. Après deux tournées en Amérique du Nord, il rejoint Londres où l’accueil qu'on lui fait, enthousiaste, le pousse à s’installer Outre-Manche. La Seconde Guerre mondiale et son cortège de difficultés quotidiennes ainsi que la suspension de ses concerts et leçons et la faillite de ses éditeurs allemands s’accompagnent pour lui d’une santé chancelante. En 1946, le soutien du maharadjah de Mysore, qui fonde une Société Medtner à Londres, lui permet d’enregistrer ses œuvres complètes. Il décède en 1951. Interdite en Russie jusqu’à la mort de Staline, l’œuvre de Medtner attendra 1960 pour être publiée dans ce pays par son épouse Anna.

Medtner et Rachmaninov

Medtner et Rachmaninov

Au mauvais endroit, au mauvais moment

La vie mouvementée et les exils successifs de Medtner comptent sans doute pour une part dans la marginalisation musicale qui l’a conduit à l’oubli. Ses réticences à se produire en tant qu’interprète et sa volonté d’apparaître uniquement comme un compositeur ont sans doute également compté. Ses prises de position musicales ont fait le reste. À une époque où la « modernité » avait valeur de loi, où la seconde école de Vienne explorait l’atonalité, le dodécaphonisme et la sérialité, où le jazz envahissait l’Europe, celui qui considérait les œuvres de Schoenberg ou de Stravinski comme des perversions hérétiques ne pouvait qu’être considéré comme un ombrageux réactionnaire musical passé de mode. Représentant un romantisme tardif, virulent défenseur de la souveraineté de la tonalité et de la consonance, le compositeur qui voyait la musique comme un don divin et se nourrissait de la fusion entre l’âme russe et l’apport des maîtres germaniques – Bach, Beethoven... –, fut une victime expiatoire sur l’autel du modernisme. Mais le temps a passé et les nouveautés sont devenues anciennes. On peut aujourd’hui écouter ces œuvres pour elles-mêmes, pour le message qu’elles portent, pour les émotions qu’elles suscitent. Et redécouvrir l’œuvre de Nikolaï Medtner…

Nikolaï Medtner. Né trop tard et à (re)découvrir sous les doigts de Vittorio Forte.

Un choix d’œuvres de la période russe du compositeur

Le voyage dans la musique de Medtner que propose Vittorio Forte vise, comme à l’accoutumée chez l’interprète, à nous offrir une approche de la richesse compositionnelle et de la force émotionnelle de la musique du compositeur. Le thème du souvenir y est omniprésent et, avec lui, la nostalgie qui guette et l’assombrissement du paysage. À travers les Mélodies oubliées (op. 38), composées entre 1919 et 1922, on glisse des « réminiscences » légères et fragiles aux teintes plus dramatiques tapies dans la mélancolie du souvenir ou à des évocations qui font remonter à la surface le cours de la vie qui s’écoule au fil d’un fleuve qui a des allures de temps qui passe. On chemine d’une fête de village avec son carillon gaiement tonitruant aux mystères nocturnes d’une danse dans les bois qu’on imagine peuplée de gnomes sautillants et indisciplinés ou on s’évade vers une mascarade vénitienne où l’urgence cède la place à l’élégie avant de boucler la boucle de la réminiscence. Toujours une certaine gravité guette comme la tristesse celée derrière la joie. Ce même mouvement de va et vient entre légèreté et pesanteur, flux et reflux anime les quatre Fragments lyriques (op. 23), composés avant 1911. Là encore, l’évanescence apparente de la romance ou le mouvement alangui d’une valse au rythme changeant masque un drame intérieur. Quant aux Skazki op. 51 (1928), ces « contes » par où remonte l’enfance, ils aboutissent, après le bonheur sans nuage de Cendrillon et cette poussière féerique répandue sur un paysage idyllique, à l’évocation d’Ivan le Fou, un double peut-être de Medtner si l’on en croit les témoignages concernant le séjour parisien du compositeur qui ne trouve pas sa place dans cette ville avide de nouveauté. Enfin Vittorio Forte propose une transcription contemporaine du premier des Sept poèmes d’après Pouchkine, créé en 1913. Rachmaninov avait demandé à la critique littéraire et militante arménienne Marietta Shagynian un poème d’une longueur maximale de douze pages pour le transformer en chanson. Marietta réécrivit plusieurs poèmes tirés d’auteurs russes. Le premier fut un texte de Pouchkine, la Muse, dont Medtner et Rachmaninov s’emparèrent…

Une palette musicale riche d’harmonies et de variations

Ce qui frappe à l’écoute de ces miscellanées, c’est l’extrême variété de formes développées par le compositeur. Tantôt flirtant avec la polyphonie, tantôt se rapprochant du jazz, tantôt se faisant l’écho recréé et mobile d’une musique populaire réinventée ou jouant au contraire le détachement presque abstrait et la parcimonie de l’ascèse, introduisant certaines dissonances pour accentuer un effet, créant des enchaînements harmoniques inattendus à l’intérieur même du système tonal, la musique de Medtner est toute d’orfèvrerie, délicate comme un cristal qui scintille au soleil. Parfois violente dans son souci d’expressivité, parfois fragile comme un rêve qu’on poursuit, parfois liquide comme gouttes venant grossir un fleuve agité, parfois dansée, sautillante et rapide comme une ronde endiablée, parfois joueuse et presque facétieuse, elle est une musique d’états d’esprit, changeante au gré des mouvements de l’âme, et témoigne d’une liberté rythmique étonnamment audacieuse chez un compositeur manifestant une telle aversion de la nouveauté. Vittorio Forte se joue de l’exigence technique que requièrent les pages proposées pour créer un bouquet de fleurs multicolores tout en amplitudes et en élans, dont les tiges s’évasent, les corolles s’épanouissent pour occuper l’espace. Au-delà de la virtuosité que requiert cette musique, funambule aérien sur un fil fragile, ondoyant et mobile, il restitue dans les nuances infinitésimales du toucher, dans les suspensions microscopiques d’une musique qui enfle et se défait note à note le lyrisme et la finesse qui traversent chacune des pièces, rendant un hommage sensible et fort à celui qui fut masqué par l’ombre des géants.

The Muse Nikolaï Medtner. Piano Vittorio Forte. Label Odradek – ODRCD430
Parution du CD le 31 mars 2023. Dans le CD : Mélodies oubliées (Forgotten Melodies) op. 38 (1919-1922), 4 Fragments lyriques (Lyrical Fragments) op. 23, Skazki (6 Contes, 1928) op. 51, The Muse op. 29 n °1, transcription par V. Forte du premier des Sept Poèmes d’après Pouchkine op. 29 (1913)

Concert Salle Cortot – 78, rue Cardinet, 75017 Paris www.sallecortot.com
Le 14 avril 2023 à 20h30
Programme du concert
Nikolaï Medtner : Mélodies oubliées (Forgotten Melodies), op. 38 (Sonata Reminiscenza, Danza Graziosa, Danza Festiva, Canzona Fluviala, Danza Rustica, Canzona Serenata, Danza silvestra, Alla Reminiscenza)
Johannes Brahms : 3 Intermezzi op. 117
Robert Schumann : Kreisleriana op. 16

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