28 Mars 2023
La poursuite de la baleine blanche fait partie de ces romans qu’on lit souvent trop jeune et dont on ne retient que l’aventure et les péripéties. Les marionnettes d’Yngvild Aspeli nous rappellent que ce combat titanesque va au-delà et s’enfonce dans des contrées philosophiques où se joue la relation de l’homme avec la nature.
Nous conservons dans nos mémoires le souvenir de ce capitaine à la jambe de bois, féroce et farouche, qui ne rêve que de vengeance sur le cachalot albinos qui lui a emporté la jambe et se lance avec son équipage dans une folle course où il laissera sa vie comme celle de son équipage. Jouant avec des marionnettes et des personnages de chair et d’os le jeu de l’animé-inanimé et de l’inanimé-animé, le spectacle, qui introduit une relation complexe entre l’homme et l’objet, vient ici, dans son propos, rappeler la dimension philosophique du roman et sa nature fantasmatique de voyage intérieur, libérées par cette errance sans fin dans un monde qui échappe au contrôle de l’homme.
La magie de la mer
Dans un espace cerné sur trois côtés par des parois sur lesquelles la vidéo se projette et qui enferment le lieu scénique, des poissons luminescents évoluent en liberté dans les éclats mouvants des reflets que l’eau fait danser. Le spectacle est en immersion dans cet élément liquide où les poissons évoluent comme en apesanteur. Mais déjà ce que montrent les images est déconnecté du réel. Les reflets dans l’eau ne sont pas ceux de la mer. Ils sont créés à partir de différents états liquides offerts par l’huile, la peinture, la colle et l’encre, filmés de très près. La mer est un espace abstrait en même temps que concret et sa représentation offre, avec le spectacle de ses infinies variations, des changements qui reflètent des états d’âme. Omniprésence apaisante qui baigne le décor et environne les hommes lorsqu’elle est au repos, elle noircit et se mouvemente lorsqu’elle est en colère. Et l’infiniment petit choisi pour la dépeindre renvoie à l’infiniment grand de son immensité.
Un jeu d’échelles
Comme une caméra qui passerait du gros plan au plan large, navigant de la vision panoramique au détail, plusieurs niveaux dans le traitement des personnages et de leur environnement coexistent dans le spectacle. Les marionnettes qui représentent les personnages sont d’abord présentées à taille humaine. Dans leur confrontation avec la mer, leur taille se réduit jusqu’à n’être plus que de minuscules silhouettes accrochées à leur barques malmenées lorsque celles-ci se lancent à la chasse à la baleine. Le navire, dont le squelette laisse voir les arcs de la charpente au début du spectacle et révèle ensuite la présence sous le pont de l’équipage clandestin de chasseurs enrôlé par le capitaine Achab, disparaît à mesure que son rôle cesse d’être premier. Quant à la baleine, elle se manifeste à la fois comme le mammifère évoluant en liberté dans les eaux loin du navire, l’animal mythique omniprésent dont la queue hante l’imaginaire des marins et le monstre, dont la gueule occupe tout l'espace, qui les engloutira.
Un narrateur unique
Sur le devant de la scène apparaît un marin. Il se nomme Ismaël. On apprendra à la fin qu’il est le seul rescapé du naufrage que provoque Moby Dick et qu’il n’a dû son salut qu’à un cercueil auquel il s’est raccroché. Comme Achab, le capitaine du Pequod sur lequel il s’embarque, il est un errant et, dans sa vie dépourvue de but, s’embarquer est une option comme un autre. Il tire symboliquement son nom du personnage biblique, fils d’Abraham et de sa servante Agar, rejeté par tous. Dans Moby Dick, fuyant la société humaine, il est le narrateur de l’histoire, et l’une des facettes d’Herman Melville, l’auteur du roman. Achab aussi tire son nom de la Bible. Il renvoie au roi d’Israël qualifié d’« impie » pour avoir épousé Jézabel, une princesse phénicienne, et honoré son dieu, Baal, bravant ainsi les commandements de Dieu comme le capitaine brave les éléments et s’obstine à vouloir dominer la nature.
Une trilogie qui mêle personnages, masques et marionnettes
Ismaël reste un personnage de chair et d’os, tout comme, fugitivement, les inquiétants chasseurs de baleine, passagers clandestins embarqués par le capitaine et découverts par l’équipage dans la cale. Parce qu’ils sont d’une autre nature que les membres de l’équipage, ils sont présentés à visage découvert alors que les autres personnages sont représentés par des marionnettes manipulées par des actrices et des acteurs à vue. Seuls parfois pour plusieurs marionnettes quand il s’agit de représenter la masse de l’équipage, les manipulateurs interviennent souvent à plusieurs pour animer les personnages, leurs déplacements, leurs mouvements de tête, leurs actions avec une grande vraisemblance comme lorsqu’Achab démonte sa jambe de bois pour la faire sonner sur le pont du navire. Mais le spectacle brouille les cartes car les manipulateurs deviennent à leur tour acteurs dans un jeu symbolique. Le visage recouvert d’un masque de mort, ils portent alors le chant de la désolation, ils sont le chœur antique annonciateur de la catastrophe, la Mort qui veille sur les personnages qu’elle entraînera bientôt. Le fantastique devient partie intégrante de l’aventure du Pequod et de son capitaine.
La vérité se trouve sous la surface
Une poésie intense émane de cet univers composite traversé par un graphisme de tatouages et de plans nautiques où, sous la voûte des étoiles, humain et non humain se côtoient, où les différences de plans renvoient comme autant de points de vue à l’association de l’aventure et des états d’âme, et où les émotions se trouvent renforcées par le chant et la musique. Mais au-delà, le spectacle restitue la profondeur de l’œuvre de Melville. Il nous immerge dans cette mer immense synonyme à la fois de fascination et d’effroi. Il ne fait pas l’économie des présages funèbres qui le placent sur le terrain symbolique de l’homme confronté à son destin. Dans le combat hors norme que mène Achab contre la baleine, la mort apparaît comme la juste punition de celui qui a offensé la Nature et a cherché, dans son orgueil démesuré, à la dompter. Un message qui fait réfléchir en nos temps d’injure à une planète que nous sommes en train de tuer.
Moby Dick. D’après le roman d’Herman Melville
S Un projet par Yngvild Aspeli – Plexus Polaire S Mise en scène Yngvild Aspeli S Assistant mise en scène (tournée) Benoît Seguin S Créé et écrit avec les acteurs et marionnettistes Pierre Devérines, Sarah Lascar, Daniel Collados, Alice Chéné, Viktor Lukawski, Maja Kunsic et Andreu Martinez Costa S En alternance avec Alexandre Pallu, Madeleine Barosen Herholdt, Yann Claudel, Olmo Hidalgo, Cristina Iosif, Scott Koehler, Laëtitia Labre S Composition musique et musique live Guro Skumsnes Moe, Ane Marthe Sørlien Holen et Havard Skaset S En alternance avec Lou Renaud-Bailly, Georgia Wartel Collins et Emil Storløkken Åse S Fabrication marionnettes Polina Borisova, Yngvild Aspeli, Manon Dublanc, Sebastien Puech, Elise Nicod S Scénographie Elisabeth Holager Lund S Lumière Xavier Lescat et Vincent Loubière S Vidéo David Lejard-Ruffet S Costumes Benjamin Moreau S Son Raphaël Barani S Techniciens lumière Vincent Loubière ou Morgane Rousseau S Techniciens vidéo Hugo Masson, Pierre Hubert ou Emilie Delforce S Assistant mise en scène (création) Pierre Tual S Dramaturge Pauline Thimonnier S Directrice Production et Diffusion Claire Costa S Production Plexus solaire S Coproductions Nordland Teater, Mo I Rana (NO) - Figurteatret i Nordland (Nordland Visual Theatre), Stamsund (NO) - Groupe des 20 Théâtres en Ile-de-France (IDF) - Lutkovno gledališče Ljubljana / Ljubljana Puppet Theatre (SI) - Comédie de Caen CDN (14-FR) - EPCC Bords 2 scènes, Vitry-le-François (51-FR) -TJP CDN Strasbourg- Grand Est (67-FR) - Festival Mondial des théâtres de Marionnettes de Charleville-Mézières (08-FR) - Le Manège, scène nationale - Reims (51-FR) - Le Théâtre – Scène conventionnée d’Auxerre (89-FR) - Le Mouffetard, Théâtre des arts de la Marionnette, Paris (75-FR) - Les 2 Scènes, Scène Nationale de Besançon (25-FR) - MA scène nationale - Pays de Montbéliard (25-FR) - Le Sablier, Centre national de la marionnette - Ifs/Dives-sur-Mer (14-FR) - Le Théâtre Jean Arp, scène conventionnée de Clamart (92-FR), La Maison/Nevers scène conventionnée Art en territoire, Nevers (58-FR) - Théâtre Romain Rolland, scène conventionnée d’intérêt national de Villejuif (94-FR) - Le Bateau Feu, Scène nationale de Dunkerque (59-FR) - With a support for multilingual diversity by Theatre de Choisy-le- Roi/Scène Conventionnée d’intérêt national art et création pour la diversité linguistique S En coopération avec PANTHEA (FR-94), Teater Innlandet, Hamar (NO), POC, Alfortville (94-FR) S Soutiens Kulturrådet / Arts Council Norway (NO), DGCA Ministère de la Culture (FR), DRAC et Région Bourgogne Franche Comté (FR), Fond for lyd og bilde (NO), Conseil Général du Val de Marne (FR), Département de l’Yonne (FR), La Nef Manufacture d'utopies, Pantin (93-FR) S Spectacle en français avec passages en anglais surtitrés S À partir de 14 ans S Durée 1h30