14 Mars 2023
Avec une exposition consacrée aux dessins utilisés pour les arts décoratifs entre le XVIe siècle et l’orée du XXe siècle, rassemblés par le Rijksmuseum d’Amsterdam, et la collection de dessins du XVIIIe siècle conservée par les Musées royaux de Belgique, c’est à une véritable traversée de l’art du dessin néerlandais dans toutes ses dimensions, créatives et décoratives, que nous convie la Fondation Custodia.
Du 25 février au 14 mai 2023, ce ne sont pas moins de 280 dessins qui sont exposés dans les locaux de la Fondation Custodia, rue de Lille, 200 consacrés aux arts décoratifs dans la période 1500-1900, et 80 dédiés à explorer les voies thématiques prises par le dessin néerlandais au XVIIIe siècle, offrant ainsi un panorama riche et diversifié de cet art du dessin. C’est dans le troisième quart du XVIIe siècle qu’éclate à l’Académie royale de peinture et de sculpture, en France, la querelle entre « poussinistes » et « rubénistes », les premiers affirmant la primauté de la forme sur la couleur, les seconds privilégiant l’impact de la couleur pour sa force de sensation. Les répercussions de cette querelle interrogeront la manière même de créer, soit à partir d’un tracé préalable, soit avec des couleurs directement appliquées sur la toile. Mais le dessin conserve encore, à cette époque, une valeur de référence et, avant la popularisation de la photographie, garde son statut de médium privilégié pour représenter le réel et pour assurer, via la gravure qui le relaie, la diffusion des œuvres d’art. Les deux expositions que propose la Fondation Custodia s'inscrivent dans ce contexte. Elles apportent un double éclairage sur l’importance du dessin dans la création artistique, qu’il soit attaché aux arts décoratifs ou aux beaux-arts.
Projet pour un coffret, avec des panneaux en pierre dure. Giovanni Battista Foggini (Florence 1651 – 1725 Florence), Florence, vers 1710-1715. Plume et encre brune, aquarelle, sur un tracé à la pierre noire. – 461 × 639 mm. Amsterdam, Rijksmuseum, inv. RP-T-2014-69-1
Créer. Dessiner pour les arts décoratifs 1500-1900
Cette exposition de dessins issus de la très importante collection du Rijksmuseum d’Amsterdam, rassemblée pour compléter le fonds d’estampes d’ornement et la collection d’objets d’art et de pièces de mobilier du musée, offre un panorama varié des dessins réalisés pour les représenter. Il constitue à la fois une fenêtre ouverte sur le mode de vie et les coutumes des périodes considérées mais aussi un répertoire des multiples usages qu’on attribuait aux dessins des objets, allant de la vision technique de l'objet, cotes parfois à l'appui, à des représentations imaginaires nées du plaisir du dessin et déconnectées de l’utilitaire. Si une grande partie de ces feuilles dessinées sont anonymes, certaines révèlent les noms d’un ébéniste, d’un sculpteur, d’un architecte ou d’un peintre connu. Erasmus Quellinus I (1584-1640), Baldassare Franceschini (1611-1690), Daniel Marot (1661-1752), Gilles-Marie Oppenord (1672-1742), Luigi Valadier (1726-1785), Jean-Démosthène Dugourc (1749-1825), Albert-Ernest Carrier Belleuse (1824-1887), Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc (1814-1879) ou René Lalique (1860-1945) comptent ainsi parmi les grands noms représentés dans cette exposition. Au-delà des différences et des registres sur lesquels chacun des dessins se place, c’est avant tout leur qualité et leur beauté qui impressionne. Car la représentation du « réel », ici, est d’abord recréation.
Projet pour un secrétaire. Joseph Nussbaumer, Vienne, 1816. Plume et encre noire, aquarelle, sur un tracé à la pierre noire. – 453 × 312 mm ; Amsterdam, Rijksmuseum, inv. RP-T-2013-52
Du schéma explicatif au dessin d’art
En douze « stations », l’exposition déroule les multiples fonctions du dessin dans la représentation de l’objet d’art. Exercices artistiques de la pensée, ils sont les témoignages d’une conception en actes qui en étudie les alternatives et les variantes, aboutissant parfois à un dessin idéal, pas toujours connecté à sa réalisation. Elle aborde les utilisations qui sont faites de ces dessins, parfois orientés vers l’usage des ateliers qui réaliseront les objets, incluant des considérations techniques, travaillant sur des vues de face ou de côté, en relief ou à plat, comportant des dimensions, offrant un focus sur un détail particulier pour en faciliter la réalisation. Elle évoque le lien du dessin avec l’apprentissage, constituant, comme en Allemagne, un point de passage obligé pour tout artisan d’art désireux d’intégrer la guilde de sa profession. Elle regarde aussi du côté de son apport aux autres arts, permettant de fixer des éléments du passé ou d’offrir un support pour des gravures à venir. Apparaissent aussi, du côté de la diffusion, la notion de « catalogue de ventes », dans un monde où l’on fabrique encore à la pièce, sur commande, des accessoires, du mobilier, dont la fonction est aussi de donner une vision flatteuse de l’objet qu’on propose à la vente. Enfin, l’exposition nous fait percevoir, du côté des acheteurs, le rôle important de l’Église comme commanditaire, en présentant les objets de culte, nombreux, créés dans le domaine des arts décoratifs, tout comme elle nous fait approcher le monde des « professionnels » en nous introduisant dans un atelier romain, celui des Valadier.
Projet pour un ornement de table en verre (trionfo). Maître du lavis bleu, Florence, vers 1650-1675. Plume et encre brune, lavis bleu, sur un tracé à la pierre noire. – 269 × 201 mm. Amsterdam, Rijksmuseum, inv. RP-T-2017-239
Le dessin de l’objet : une porte ouverte sur l’imaginaire
Ce qui frappe sur l'ensemble du parcours, c’est l’extrême qualité de ces dessins et l’extraordinaire liberté d’invention dont ils font preuve. Libéré de toute contrainte, le dessin est parfois une échappée belle, un tracé sans contrainte pour le plaisir de laisser l’inspiration se développer sans souci premier de la réalisation. À la craie blanche et noire sur papier gris ou dans d’autres couleurs, parfois à la plume et à l’encre noire ou à l’aquarelle, les dessins préparatoires, telles des esquisses de peintres, développent des motifs où abondent amours charmants et chimères, mais aussi paysages imaginaires inspirés de l’antique, animaux fabuleux, satyres, figures orientalisantes ou agencements géométriques complexes. Secrétaires et cabinets révèlent non seulement l’imagination débridée de leurs concepteurs mais la manière dont elle s’applique à des objets réels, par des représentations en trois dimensions, par le souci des motifs décoratifs ou de marqueterie qui y seront appliqués, par la représentation de l’objet sous tous ses angles, en travaillant sur leur représentation dans l’espace pour en percevoir la face et les côtés, en s’attachant au détail d’un motif décoratif, à une figuration de la composition intérieure et de sa décoration. Et, lorsque ces dessins ont fait l’objet d’une réalisation, la photographie de l’objet fait mesurer l’écart entre le projet et sa version finale. Quelques objets sont même présents dans l’exposition, tels une salière en argent attribuée à Marco Marchetti ou une coupe du même métal. Ils témoignent du rapport entre la conception et la réalisation, ou peut-être même de l'existence d'une copie destinée à en créer un modèle réutilisable.
Projet pour le décor d’un vase en porcelaine. Anatole-Alexis Fournier (Sèvres 1864 – 1926 Sèvres), Sèvres, vers 1907. Pierre noire, aquarelle. – 520 × 310 mm. Amsterdam, Rijksmuseum, inv. RP-T-2016-32-2
Une histoire de l’art du mobilier et des objets
Le verre, gravé ou peint, le métal, damasquiné ou non, le bronze, l’argent, le bois, sculpté ou marqueté, peint ou gravé, parfois incrusté de motifs en bronze, la pierre dure, la porcelaine, la céramique, la reliure même apparaissent au fil des dessins. La promenade dans les techniques s’accompagne d’une plongée dans l’histoire de l’art, mettant l’accent, ici sur un motif de mobilier Renaissance, ses personnages nus et ses grotesques, là sur les formes galbées d’un secrétaire XVIIIe, ailleurs sur une inspiration baroque, des motifs rococo et des chinoiseries ou des figures égyptisantes. La relative rigueur de la décoration et la géométrie dépouillée du style Empire et des débuts du XIXe siècle voisine avec la stylisation élégante et contournée de l’Art nouveau, achevant cette traversée de l’histoire de l’art appliquée aux arts décoratifs.
Simon van der Does (La Haye 1653 – après 1718 Anvers), Paysage avec une femme vêtue à l’antique festonnant le buste d’un satyre, 1706. Plume et pinceau à l’encre grise et brune, lavis brun et gris, quelques traits à la pierre noire. – 344 × 258 mm. Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, inv. 4060/1052. Photo © johan@artphoto.solutions
Les dessins néerlandais du XVIIIe siècle
Les dessins néerlandais présentés au même moment à la Fondation proviennent de la collection des Musées royaux des beaux-arts de Belgique. Ils couvrent une période s’étendant de 1670 à 1820. L'exposition témoigne de la prise en compte progressive d’une conscience nationale, qui s’exprime à travers un regain d’intérêt pour la peinture hollandaise du XVIIe siècle, et plus particulièrement pour le paysage. On doit l’essentiel de la collection à trois générations de collectionneurs, installés à Breda. Son noyau est formé par Arnoldus Josephus Ingen Housz, contemporain des artistes exposés. À sa mort en 1859, sa collection est léguée à son neveu, le chevalier Josephus de Grez, qui l’enrichit à son tour avant de la transmettre, en 1902, à son propre neveu, Jean de Grez, qui lègue sa collection à l’État belge. Elle entre donc ainsi dans les collections des Musées royaux en 1911 et est, après celle du Rijksmuseum d’Amsterdam, la plus riche collection de dessins néerlandais du XVIIIe siècle.
Bernard Picart (Paris 1673 – 1733 Amsterdam), Nu féminin assis. Sanguine. – 304 × 361 mm. Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, inv. 4060/1868. Photo © johan@artphoto.solutions
Le développement des académies
La fin du XVIIe siècle est marquée par la création de nombreuses académies de dessin – jusqu’alors, la formation se faisait essentiellement en ateliers. Après La Haye, c’est au tour d’Utrecht, de Leyde et d’Amsterdam de regrouper des artistes désireux de se démarquer de la guilde des peintres, considérée comme médiocre – d'autres suivront. De caractère associatif, gérées par un conseil d’administration, obéissant à une règlementation détaillée et en contact permanent avec les pouvoirs communaux, elles opèrent un véritable rapprochement entre artistes, artisans et amateurs. Les citoyens y jouent un rôle décisif, contribuent à leur financement, organisent des conférences sur l’art et l’esthétique et en font même un lieu de rencontres poétiques. Elles deviennent un lieu d’émulation où s’exprime un monde qui change, où l’anatomie, la perspective et le développement de l’observation sont mises en avant.
Egbert van Drielst (Groningue 1745 – 1818 Amsterdam), Les Douves et les ruines du château de Haar à Haarzuilens, 1802. Pierre noire, aquarelle et gouache. – 365 × 497 mm. Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, inv. 4060/1152. Photo © johan@artphoto.solutions
Du classicisme poussinesque à la peinture de genre hollandaise
L’exposition s’ouvre sur les œuvres de Gérard de Lairesse et de Willem van Mieris, qui portent la marque du classicisme de Poussin. Mais déjà le réalisme s’introduit au milieu d’une inspiration antiquisante dans les œuvres de Simon van der Does qui étudie les estampes réalisées à partir de l’œuvre de Poussin. L’Allégorie pour le mariage de David Leeuw van Lennep et Hester Barnaart (Bernard Picart, 1723) où l’on voit l’époux tenter d’enlacer son épouse, encouragé par le dieu du mariage, Hyménée, et les amours sous le regard de Junon et Vénus s’inscrit encore dans la lignée antiquisante, tout comme les allégories de la Peinture, de la Renommée ou de l’Automne réalisées par Jacob De Wit ou son Moïse et le serpent d’airain (v. 1725).
Hermanus van Brussel (Haarlem 1763 – 1815 Utrecht), Le Popelingsgat à Haarlem, vu en direction de la Korte Annastraat, 1800. Plume à l’encre brun-rouge et grise, aquarelle. – 217 × 253 mm. Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, inv. 4060/522. Photo © johan@artphoto.solutions
Le développement des scènes de genre
Certains artistes produisent aussi bien des scènes historiques, tels des cortèges festifs ou funéraires, ou mythologiques que des scènes de genre ou des portraits, qui se vendent mieux que les tableaux d’histoire. Le tour d’Italie touche aussi les artistes néerlandais tels qu’Isaac Moucheron et des vues de Rome, du Château Saint-Ange ou du port de Ripa Grande et des souvenirs de paysages italiens apparaissent. Abraham Rademaker ajoute aux paysages italianisants ses gravures d’anciens sites hollandais. Moulins et bateaux se multiplient. Les larges panoramas de villes flamandes (Namur, Haarlem) ou de scènes de la vie rurale évolueront, à l’orée du XIXe siècle, vers une conception romantique du paysage avec, en particulier, les bois dépeints par Franciscus Andreas Milatz.
Abraham van Strij (Dordrecht 1753 – 1826 Dordrecht), La Leçon de dessin, vers ou avant 1809. Plume et pinceau à l’encre grise, lavis gris, rehauts à la gouache blanche, sur un tracé à la pierre noire, sur papier gris clair. – 245 × 205 mm. Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, inv. 4060/3512. Photo © johan@artphoto.solutions
La valorisation de la vie quotidienne
Si Daniel Marot I et II, père et fils, lancent la mode des décors rococo au style raffiné et ajoutent à la décoration d’intérieur l’aménagement des jardins et le décor extérieur, on voit surgir dans les peintures nombre de scènes de la vie quotidienne, des scènes champêtres telles que celles de Jacob van Strij ou le pittoresque Paysage d’hiver avec patineurs de Jacob Cats (1798). Jacob Perkois excelle comme un dessinateur de scènes de rue ou de musiciens ambulants, représentant avec verve un violoniste et une chanteuse perchée sur une chaise (1782) ou un gamin avec une lyre, des personnages qu’il saisit sur le vif, à la pierre noire, à la craie de toutes les couleurs ou à la sanguine. Quant à Abraham van Strij, le frère de Jacob, apprenti chez Joris Ponse, un élève d’Aert Schumann spécialisé dans la décoration d’intérieurs et de carrosses, il traduit avec beaucoup de vérité et une acuité remarquable les personnages qu’il représente. Son Vieillard assis, en appui sur sa canne (plume et encre brune, aquarelle et gouache de couleurs, probablement antérieur à 1796), aux traits fatigués et au visage mangé par la couperose ou sa Femme endormie taquinée par deux gamins (plume, encre, et lavis gris et brun-gris), d’une fermeté de trait remarquable en sont quelques exemples.
Aert Schouman (Dordrecht 1710 – 1792 La Haye), Deux passereaux indigènes, 1759. Aquarelle et gouache, sur un tracé au graphite. – 365 × 258 mm. Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, inv. 4060/3327. Photo © johan@artphoto.solutions
Dans les valises de l’histoire naturelle et de la nature morte
L’exposition réserve une place particulière au travail d’Aert Schumann, connu de son vivant pour ses copies de maîtres anciens et ses représentations d’oiseaux, à l’aquarelle ou sur des toiles peintes à la façon de tapisseries. Ses aquarelles sur le sujet fourmillent de vie et d’expressivité. Il croque, dans les années 1740-1760, les oiseaux indigènes comme les exotiques, mêlant les espèces dans de véritables scènes de genre animales, distrayantes et colorées. Hendrik Schwegman, de son côté, utilise le contexte d’un décor naturel pour y introduire la touche macabre d’animaux morts (Nature morte au lièvre et à la volaille, av. 1807). Enfin Willem van Leen s’illustre en tant que peintre de fleurs. Toujours à la recherche de « modèles » difficiles à trouver, il édifie de complexes architectures de fleurs dont les teintes et les formes variées composent une symphonie colorée.
Au promeneur solitaire – ou accompagné – qui s’abandonne à la flânerie, ces deux expositions offrent matière à rêver en s’alimentant à la source de représentations qui font elles-mêmes place à la rêverie…
Jacob Cats (Altenau 1741 – 1799 Amsterdam), Paysage d’hiver avec patineurs, 1798. Plume et encre brune, aquarelle et gouache sur un tracé à la pierre noire. – 310 × 410 mm. Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, inv. 4060/861. Photo © johan@artphoto.solutions
Créer. Dessiner pour les arts décoratifs 1500-1900. Collection du Rijksmuseum, Amsterdam
Cabinet de dessins néerlandais du XVIIIe siècle issus des collections des Musées royaux de beaux-arts de Belgique
25 février – 14 mai 2023, tlj sf lundi, 12h-18h
Fondation Custodia – 121, rue de Lille, Paris 7e – www.fondationcustodia.fr