Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Arts-chipels.fr

Les Aveugles. Dans la nuit des vivants privés de guide...

© Anthony Deveaux

© Anthony Deveaux

Si Pelléas et Mélisande a été immortalisé par la musique de Debussy et par la mise en scène de Stanislavski qui a aussi monté l’Oiseau bleu, on connaît moins, du théâtre de Maeterlinck, les Aveugles, qui figurent parmi ses deux premières pièces. Cet intéressant et saisissant spectacle offre l’occasion de se replonger dans le théâtre symboliste et dans ses références.

Ils se tiennent sur scène tout de noir vêtus, immobiles sur un sol composé d’humus et de quelques plantes éparses, le visage blanchi aux traits accentués qui en soulignent le relief, en marquent les rides, en creusent les joues. Deux groupes de vieillards – d’un côté les femmes, de l’autre les hommes – qui sont comme en suspension dans le temps. Ils attendent un « guide » qui les a plantés là, au milieu de nulle part, en annonçant qu’il reviendrait. Mais il ne revient pas et ils sont aveugles, impuissants à se déplacer seuls dans le monde, fragilisés par leur dépendance, par la nécessité de s’en remettre à quelqu’un autre et par l’habitude qu’ils en ont prise… 

Une parabole symboliste des aveugles

Maeterlinck n’a pas trente ans lorsqu’il crée les Aveugles. Épris de mystique, ce Gantois issu d’une famille bourgeoise, catholique et conservatrice flamande mais francophone se passionne pour le romantisme germanique, l’« école » d’Iéna que fréquente Novalis et qui se rassemble autour des frères August et Friedrich Schlegel dont la philosophie alimentera le symbolisme. À Paris, un courant s’est constitué après 1870. Il rejette le naturalisme et exalte la spiritualité. Verlaine, Baudelaire, Mallarmé, mais aussi Wagner, Odilon Redon ou Gustave Moreau exploreront ce jeu des correspondances où se cultivent l’« idée » et la suggestion. La cécité, dans son double sens, propre et figuré, offre aux significations croisées et à l’interprétation symbolique un terrain de jeu privilégié et la parabole christique développée dans l’Évangile selon saint Matthieu résonne en arrière-plan de cette pièce où chacun a perdu ses repères et où le guide, atteint de cécité, est l’aveugle qui guide les aveugles et sera précipité, avec eux « dans la fosse ». Mais elle recouvre aussi une signification plus énigmatique.

© Ema Martins

© Ema Martins

Une mise en scène qui emprunte au butô

La mise en scène s'enracine dans des pratiques théâtrales qui font une large place à une transcendance du réel où le symbolisme trouve sa place. Dans une distorsion du temps d'abord. Rien ne se passe ou presque durant cette représentation où les personnages demeurent quasiment immobiles. Seuls une légère torsion de doigts, un infinitésimal mouvement de mains imprimé comme en ralenti, un déplacement presque imperceptible traversent encore ce monde arrêté sur image où même les paroles semblent avoir du mal à se frayer un chemin et témoignent d’un restant de vie encore attaché à ces personnages. Chaque geste semble péniblement détaché, sur un très long tempo, d’un enfermement volontaire qui en masque la violence. Une lente extraction à la manière du butô, une danse du corps obscur qui arrache à la corporalité une expression trop longtemps contenue et où un fascinant millimétrage minimaliste du mouvement dévoile un abîme de mondes.

© Ema Martins

© Ema Martins

Du personnage à l’archétype

L’ombre d’Edward Gordon Craig flotte sur le spectacle et avec elle celle de son « école de l’art théâtral », fondée à Florence en 1913, dont il fait un laboratoire expérimental où chacun, acteurs, techniciens, scénographes, metteurs en scène, décorateurs expérimentent en acte des projets novateurs. Parce que Craig, dans ses conceptions, révolutionne l’approche du théâtre. Sa vision, pour aborder les personnages, d’une « pensée », dénuée de tout psychologisme, contamine même la mise en scène de Hamlet pour laquelle il collabore avec Stanislavski, s’opposant au réalisme prôné par le metteur en scène russe et minimisant le rôle de l’acteur jusqu’à vouloir en faire l’instrument d’une poétique distincte de toute velléité de représentation. Pour lui, c’est à travers la vision d’Hamlet, la manière dont il regarde l'histoire qu’on perçoit la pièce. Il est le protagoniste, celui qui la recrée, qui en fait vivre les fantômes et Craig souhaitait y intégrer des archétypes tels que la Folie et la Mort, ce à quoi Stanislavski s’opposa. Ce qui parle pour Craig à travers les personnages, ce n’est pas le reflet de leur état émotionnel, mais la valeur symbolique de leur présence. Même si les aveugles de Maeterlinck présentent des différences, l’une pensant même pouvoir recouvrer la vue, l’autre habitée par la folie, c’est avant tout dans le voir / ne pas voir qu’il se définissent.

© Ema Martins

© Ema Martins

Marionnettes et surmarionnettes

Aux acteurs humains, soumis à un flux permanent d’émotions changeantes, Craig préfère la marionnette que les acteurs ont en charge de sculpter et de rendre éloquente. Cette valeur emblématique dénuée de psychologie et d’intériorité, on la retrouve dans les figures du Polonais Tadeusz Kantor qui fait porter à ses vieillards, tueurs de leurs premières années, leur enfance sur le dos sous forme de marionnettes dans la Classe morte. Dans les Aveugles, les vieillards plongés dans le noir portent en eux le vide qui les empêche de voir par eux-mêmes. Dans le même temps, là où Maeterlinck campait un être de chair et de sang pour matérialiser le Guide, dont on découvre la mort dans le courant de la pièce, Clara Koskas, la metteuse en scène, choisit de le représenter par une marionnette, tout comme elle traite ce bébé braillard qui, quoiqu’immobile et privé de parole, s’exprime par la bouche de sa mère comme s’il en était l’émanation. Est-ce pour maintenir une opposition entre des vivants qui sont morts et des morts qui seraient les seuls vivants ? Est-ce pour nous signifier que la vie et la mort sont interchangeables ? Est-ce pour poser la question du Guide, du berger du troupeau qui s’avère n’être que la projection, le fantasme qu’on forme de lui à partir d’une poupée inanimée ? Et où se trouve Dieu dans tout ça ? Dans le vide que représente le Guide, où il serait inexistence, ou dans la perte de Dieu que les aveugles expérimentent ? Dans la terre qui demeure attachée aux pieds de ceux qui sont perdus, à chacun d’imaginer sa fin dans ce « … temple où de vivants piliers Laissent parfois passer de confuses paroles »… 

Les Aveugles. Mes paupières sont fermées mais je sens que mes yeux sont en vie. Texte Maurice Maeterlinck

Théâtre pluridisciplinaire : marionnettes, danse, chants polyphoniques Mise en scène Clara Koskas Avec Gabrielle Arnault, Suzanne Ballier, Grégoire Chatain, Paul de Moussac, Léo Hernandez, Pénélope Martin, Angélique Nigris, Randa Tani, Diane Rumani Prix du Public & Prix du Jury au Festival Tremplin Jeune Création au Théâtre des Calanques 2022 Participant au Festival Nanterre sur scène 2022 À partir de 12 ans Durée 1h

Du 05 au 28 mars 2023 les dimanches, lundis et mardis à 21h

Théâtre des Déchargeurs – 3, rue des Déchargeurs – 75001 Paris www.lesdechargeurs.fr

TOURNÉE

Le 3 mai 2023 à 20h à La Chaudronnerie à La Ciotat (13)

Les 15, 16, 17, 21, 22 juin2023 à 20h, les 10 & 25 juin & les 1er & 2 juillet à 14h, le 18 juin à 18h au Théâtre du Soleil (Cartoucherie, 75012 Paris) dans le cadre du Festival Départ d'Incendies crée par la Cie Immersion

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article