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Arts-chipels.fr

Le Dragon. Une farce macabre en forme de conte pas pour petits.

© Nicolas Joubard

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Décidément les dissidences russes n’ont pas fini de nous étonner. Si on connaît celles d’aujourd’hui, on redécouvre celles d’hier. Et elles ne sont pas à piquer des vers…

Dans un décor de guingois qui rappelle l’art naïf de Chagall ou des débuts de Kandinsky, la couleur en moins, le tout revu et corrigé par le cinéma expressionniste, c’est avis de tempête parce que sur la ville règne sans partage un dragon à trois têtes et que le temps est venu de lui payer tribut. Comme chaque année, une jeune vierge est choisie dans la population. Cette année, Elsa, la fille de Charlemagne, l’archiviste, est la victime consentante et résignée à son sort car personne n’oserait aller contre la volonté du dragon – il y en a même qui s’en accommodent fort bien. Mais justement si, un étranger décide d’aller au combat contre le dragon. Il est « héros professionnel » et se prénomme Lancelot, comme l’illustre chevalier de la Table Ronde…

© Nicolas Joubard

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L’arsenal du conte dans un récit pour grandes personnes

Les contes pour enfants ont souvent, on le sait, soit un contenu à faire frémir bien des adultes – dont l’inceste sous-jacent dans Peau d’âne pour ne citer que celui-ci – soit contiennent au contraire les injonctions « éducatives » des adultes à l’égard des enfants. Ici, que nenni ! on garde l’enveloppe et les accessoires et on règle son compte au prétendu « merveilleux » des contes dans une fable iconoclaste qui ne s’avance pas vraiment masquée, en dépit des oripeaux qu’elle revêt. Et Evgueni Schwarz n’a pas lésiné. En dehors de son dragon à trois têtes – comme Cerbère – on hérite d’un tapis volant, d’une toque escamoteuse qui rend invisible et d’un chat qui parle en se lissant les moustaches, et comme trop c’est trop, on comprend tout de suite que là n’est pas le fond de l’histoire.

Le Dragon. Une farce macabre en forme de conte pas pour petits.

Le détournement d’un fonds de commerce

Car Evgueni, dans les années 1920 et jusqu’en 1954, en plus de son travail de journaliste et de dramaturge, s’est consacré à la jeunesse et à la littérature enfantine en revisitant les grands classiques – Perrault, Grimm, Andersen – et en confiant à des marionnettes la visée éducative du conte pour enfants. Mais ces années sont aussi, en Allemagne celles de l’ascension d’Hitler et de la montée du nazisme et, en Russie, celles de la mise au pas de la révolution russe et de l’irrésistible ascension du « camarade » Staline. Dès lors, les dehors du conte, dans des pièces destinées aux adultes, servent chez Schwarz de masque à un contenu nettement moins rieur et léger. Un masque bien transparent qui vaudra à l’auteur l’interdiction de ses pièces, dont le Dragon, monté en 1944 et interdit dès la première représentation. Schwarz cesse alors son activité de dramaturge pendant dix ans – il ne la reprendra qu’en 1954 et il faudra attendre le début des années soixante pour que le Dragon soit à nouveau monté.

© Nicolas Joubard

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Un sens, des sens, doubles sens et sens uniques

C’est dans cette confusion volontaire des genres et des codes – entre conte et fable politique, entre « héros » et anti-héros, réalité et imaginaire – que la fiction prend place et que le jeu théâtral trouve son terrain d’élection. Dans la simplification archétypale des personnages revendiquée comme telle, dans le recours à un merveilleux qui ne cesse d’être mis en défaut et de tourner court, dans un pied-de-nez qui voit le héros finir aussi mal que le monstre qu’il a vaincu, mais est rattrapé in extrémis par la culotte à la fin de la pièce par un happy end, et la douce et résignée jeune fille se muer en pasionaria justicière, dans l’aller-retour entre peinture sociale et conte. Parce qu’enfin, une fois les artifices enfantins rangés au vestiaire, ce qui demeure c’est une farce grinçante à l’humour très acerbe et acide qui analyse sans complaisance le comportement du corps social dans son entier sous couvert d’imaginaire pour révéler ses ambitions et ses travers. Parce que le monstre sert de prétexte et fait le lit de nombre de clones. Notables qui rêvent d’être califes à la place du calife, fonctionnaires obéissants, courtisans obséquieux, habitants planqués et veules, bourgeois girouettes, chacun a sa part de la monstruosité dont il déclare se plaindre. Et cet aspect est souligné par la deuxième partie de la pièce. Là, le monstre est mort et ce sont bien les hommes, livrés à eux-mêmes, qui parachèvent le noir tableau du dévoiement de la société.

© Nicolas Joubard

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Noir c’est noir…

La mise en scène appuie encore, s’il en fallait, sur le côté ténébreux et cruel. Dans cet univers de traviole où les zigzags des éclairs découpent l’espace et où la lumière n’est que pénombre, les personnages, fortement grimés comme figures de grand-guignol, errent entre chien-toutou et loup, entre gris et noir. On s’attendrait à voir Dracula ou Nosferatu le vampire au milieu des convives de ce drôle de souper hanté par la figure du Joker, l’ennemi juré de Batman, que chacun porte dans son maquillage. On est dans le comics, dans la simplification de la bande dessinée. Une assemblée de rapaces et de corbeaux sont penchés sur les torrents d’hémoglobine qui dégringolent des têtes du monstre et du corps de Lancelot pour inonder les personnages. Les comédiens, dans leurs rôles d’hommes-marionnettes, sont too much. Ils en font trop, forcent le trait à dessein, jouent le machiavélisme et la vénalité, la peur et l’esquive avec la même outrance non exempte, parfois, d’une forme de cabotinage. Le résultat des courses, c’est une certaine usure, car lorsqu’on a compris – et on comprend très tôt –, il n’y a plus rien ou presque à attendre du spectacle sinon qu’il arrive à son terme. Les grimaces, les sautillements et les excès qui courent sous une tonitruance sonore de manière uniforme dans les deux heures et demie que dure la pièce masquent l’impact du texte et c’est dommage. Il n’en demeure pas moins que la comédie du pouvoir et le spectre du totalitarisme qu’elle évoque, tout comme la possibilité de révolte qui sommeille en chacun, s’ils se réfèrent aux années 1940, trouvent aujourd’hui une singulière résonance.

Le Dragon. Une farce macabre en forme de conte pas pour petits.

Le Dragon. Texte Evgueni Schwartz. Texte français Benno Besson éd. Lansman)

S Mise en scène Thomas Jolly S Avec Damien Avice, Bruno Bayeux, Moustafa Benaïbout, Clémence Boissé, Gilles Chabrier, Pierre Delmotte, Hiba El Aflahi en alternance avec Emeline Frémont, Damien Gabriac, Katja Krüger, Pier Lamandé en alternance avec Thomas Germaine, Damien Marquet, Théo Salemkour, Clémence Solignac, Ophélie Trichard S Collaboration artistique Katja Krüger S Scénographie Bruno de Lavenère S Lumières Antoine Travert S Musique originale et création son Clément Mirguet S Costumes Sylvette Dequest S Accessoires Marc Barotte, Marion Pellarini S Consultante langue russe Anna Ivantchik S Maquillage Catherine Nicolas avec la collaboration d’Élodie Mansuy S Production Le Quai Centre dramatique national Angers Pays de la Loire S Coproduction Théâtre national de Strasbourg ; La Comédie, Centre dramatique national de Reims ; Théâtre National Populaire ; Théâtre du Nord, Centre dramatique national Lille Tourcoing Hauts-de-France ; La Villette – Paris S Avec la participation artistique du Jeune théâtre national S Construction du décor Ateliers du Théâtre Royal des Galeries, Bruxelles S Participation à la construction des décors, mobilier et accessoires Atelier de décors de la ville d’Angers S Durée 2h30

Du 15 au 26 mars 2023 Mar, mer à 19h30 / jeu, ven à 20h30 / sam à 18h / dim à 15h

Au Théâtre Nanterre-Amandiers – 8 avenue Pablo Picasso 92000 Nanterre

Rés. 01 46 14 70 00 www.nanterre-amandiers.com

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