16 Mars 2023
À travers le thème de la doublure, Charif Ghattas et Grégory Montel évoquent en denses pointillés le personnage de Claude Nougaro en s’interrogeant sur ce que contient l’enveloppe artistique remplie de tous les rôles que constitue le comédien.
Dans un dispositif composé de toiles qui masquent et révèlent, en fonction de l’éclairage, ce qui se dissimule derrière comme un envers du décor, un comédien s’adresse à des interlocuteurs invisibles : une ancienne petite amie avec laquelle il parle au téléphone et dont il ne digère visiblement pas le départ – plus tard, on le trouvera en pleine conversation, acerbe cette fois, avec son agente artistique. Dans son soliloque, il prend à témoin un homme qui finira par apparaître sur scène : l’accordéoniste qui l’accompagne et sert en même temps de confident et de déversoir muet aux réflexions du comédien qu’il est, en mal d’être chanteur. Car Mathias, c’est ainsi qu’il se nomme, est un sosie de Claude Nougaro. Il ambitionne d’être reconnu comme tel et d’accéder à la célébrité en se glissant dans la peau de son modèle.
Nougaro-clone
Mathias-Nougaro a intériorisé toutes les particularités de son modèle. Il adoptera au fil du spectacles les tenues vestimentaires du chanteur qui sont autant de peaux musicales : ramagée, brésilienne et colorée, jazzy et en cuir à franges, ou en chemise à motifs géométriques façon Afrique lorsque sa musique se teintera d’influences venues de ce continent. Homme-caméléon, il se glisse non seulement dans la peau mais aussi dans la diction du chanteur avec cet accent du Sud-Ouest jamais totalement perdu, sa manière de rouler les « r », son phrasé haché qui détache les mots, accentue certaines syllabes, laisse traîner les fins de mots. Il en reprend les attitudes, cette manière de mettre le corps en avant, épaules au premier plan, de boxer la vie comme un lutteur sans cesse en prise avec ses démons, avec ce balancement particulier, double, sur une même jambe.
Nougaro musique
Les interventions musicales de Lionel Suarez nous font voyager au travers des mélodies et des rythmes qui ont ponctué le parcours du chanteur, entre chanson française, musique d’Outre-Atlantique issue de son séjour new-yorkais, et jazz. Accordéoniste virtuose, il passe d’un style à l’autre, d’un souvenir musical à l’autre avec une aisance confondante. Mais il va bien au-delà. Seul en scène par moments, il laisse libre cours à sa propre humeur musicale avec une grande virtuosité et accompagne les états d’âme du personnage comme un partenaire muet dialoguant avec lui au travers de la musique, créant avec le comédien un duo riche de couleurs.
Nougaro frustrations
S’il est difficile de démêler dans le texte ce qui est repris de Nougaro et ce qui appartient à l’écriture de Charif Ghattas, tant il s’applique à retrouver la rythmique si particulière du chanteur dont quelques extraits d’interviews émaillent le spectacle, l’amateur de l’œuvre de Nougaro reste en partie sur sa faim. Parce que les chansons, qu’on a tous en mémoire, ne donnent lieu qu’à un pot-pourri de très courts extraits enchaînés les uns aux autres qui nous privent du plaisir que procure la mémoire réactivée qu’on aurait plaisir à prolonger plus longuement. Parce l’argument de la pièce se révèle fort mince et assez cousu de fil blanc. L’histoire de ce comédien à la dérive, amoureuse – ce qui le renvoie au « Je suis sous » et aux quatre épousailles du chanteur – et professionnelle – il est délaissé par la femme, encore une, elles ne sont décidément pas à la fête, qui est son agent artistique – reste finalement assez « téléphonée », très-trop longue et ne renouvelle pas vraiment le genre. Si on comprend bien que tout ceci est à prendre à double sens et que la relation entre le comédien et le chanteur est celle d’une peau d’artiste qu’on exhibe face au public avec son capital de fragilité, il n’en demeure pas moins que le sujet du spectacle reste d’une ossature peu convaincante. Au moment où l’on va fêter (en 2024) le vingtième anniversaire de la mort du chanteur, détourner le biopic vers une interrogation sur la fonction de « doublure » qu’est en quelque sorte le comédien par rapport aux rôles qu’il interprète est une réduction singulière du sentiment d’insécurité de l’artiste qui s’exprime chez Nougaro. Elle peut laisser dubitatif. Elle va de pair avec l’excellence du comédien et du musicien.
Ici Nougaro
S Texte Charif Ghattas S Mise en scène Charif Ghattas et Grégory Montel S Scénographie Laure Montagné S Créateur lumière Gaspard Gauthier S Création musicale Lionel Suarez S Assistante à la mise en scène Mathilde Levallois S Avec Grégory Montel et Lionel Suarez S Production Théâtre Gymnase-Bernardines, Marseille Coproduction Théâtre Liberté, Toulon S Résidences au Théâtre des Bernardines du 12 au 17 septembre, du 30 octobre au 9 novembre, du 26 décembre au 12 janvier 2023 S Résidence d’écriture La Chartreuse, Centre national des écritures du spectacle - novembre - décembre 2021 S Durée 1h15
Théâtre de l’Atelier - 1 place Charles Dullin - 75018 Paris
Du 8 mars au 23 avril 2023. Du mercredi au samedi à 19h, le dimanche à 15h
Rés. 01 46 06 49 24 www.theatre-atelier.com