21 Mars 2023
L’art de la parabole gouverne cet attachant spectacle faisant du théâtre un espace de réflexion qui croise, comme il est d’usage chez Amos Gitai en , le cinéma. Si elle s’enracine dans la question de la terre israélo-palestinienne, sur la nature de ce berceau qu’on nomme « ma maison », la parabole déborde plus largement sur la question des migrations et de l’exil.
Deux ouvriers se sont introduits sur le chantier qui encombre la scène d’échafaudages métalliques. Le premier est tailleur de pierre, le second maçon. Ils construisent, modifient et agrandissent une maison qui existait précédemment. La cacophonie du son des burins et des gouges frappés sur la pierre avec un taillant ou une massette répond à la complexité subtile de la mélodie que Kioomars Musayyebi, l’instrumentiste iranien installé sur l’un des échafaudages, développe en faisant sonner ses légers marteaux sur les soixante-douze cordes du santour. L’ombre des tubulures forme la forêt de signes d’une construction qui n’est pas que physique, d’une architecture de l’esprit dont la matérialité fait résonance, martelée par les personnages au fil des récits qui s’entrecroisent.
La maison, un thème récurrent chez Amos Gitai
L’ensemble du spectacle se rapporte à l’histoire de cette maison en construction dont on contemple le chantier. Propriété, depuis plusieurs générations, d’une famille palestinienne chassée par la guerre, elle a été considérée par le gouvernement israélien comme une maison d’« absents », ce qui la range dans la catégorie des habitations qui peuvent être réquisitionnées et acquises de plein droit par des colons juifs. Des travaux ont été commandés par les nouveaux venus, arrivés d'autres pays, qui ont choisi de s’installer en Israël. Amos Gitai revient une nouvelle fois sur le thème de la maison, qui est comme un point d’ancrage, récurrent chez lui. Avec House, tourné en 1980, il retraçait dans un film les changements de propriétaires d’une maison située à Jérusalem-Ouest avant de revenir vingt ans après sur les lieux, puis à nouveau sept ans plus tard au moment de la construction du Mur. Avec Wadi, une ancienne carrière de pierre, il suivait, en 1991, trois familles – juive, arabe et palestinienne – qu’il revisitait dix ans plus tard. Ces films documentaires traversent et escortent le parcours du cinéaste comme un leitmotiv souvent composé en trilogies, comme une antienne. Comme un rythme obsédant qui pose en permanence la question du lieu où l’on vit et du lieu d’où l’on vient. Comme une tentative de définition du « qui sommes-nous ? ».
Une archéologie des peuples et des cultures
Pour Amos Gitai, ces histoires sont comme les strates de terrain que creusent les archéologues, et qui font émerger, couche après couche, les témoignages d’une histoire cachée dans les replis du temps. Les fouilles du paysage mettent au jour les chroniques enfouies des hommes. Les aventures individuelles, mais aussi les histoires de groupes, de familles, d’appartenances qui se révèlent à partir de l’unité de base que constitue la maison. Dans l’extension théâtrale que constitue House, ils sont aussi présents à travers les personnages convoqués par la pièce. Y coexistent, chacun dans sa bulle, les travailleurs arabes employés par des juifs pour construire une maison dont ils contestent la légitimité – mais il faut bien vivre –, une famille palestinienne, précédente occupante des lieux depuis plus d’un siècle, et les colons juifs qui viennent s’y installer. Autour d’eux apparaîtront et disparaîtront, comme des marionnettes dans un castelet, une galerie de personnages qui s’intègrent dans cette mythologie de la maison.
Un rapport direct au public
Le destinataire de leurs témoignages, rarement dialogués, c’est le public auquel les comédiennes et les comédiens s’adressent directement, en se plaçant face à lui, souvent à l’avant-scène. Ils viennent raconter d’où ils viennent, ce qui les a poussés à se trouver là. Certains, anciens habitants chassés par la guerre, sont privés du droit de revenir dans ce qu’ils n’ont pas cessé de considérer comme leur maison, d’autres sont des exilés, qui ont vécu l’extermination de leurs familles, ailleurs dans le monde, ou éprouvent le désir de retrouver la terre de leurs ancêtres. Ils viennent de Turquie, de Belgique, de Pologne, sont parfois des rescapés des camps de la mort ou leurs descendants, parlent yiddish, hébreu, français, anglais, allemand, polonais ou arabe. Ils s’expriment dans leur langue, qui est aussi un territoire. Ils viennent nous dire l’attachement qu’ils ont à leur terre, cette masse de pierres accumulées de Jérusalem où chaque fouille fait émerger les racines qu’ils se cherchent. Sur l’écran apparaissent les gros plans des albums de famille qu’ils feuillettent sur scène et où s’amassent les souvenirs, le ciment qui consolide les maisons et le sable sur lequel s’écrit et s’efface l’histoire. Les images convoquent la traversée du temps effectuée par Amos Gitai à travers ses différents films consacrés au thème de la maison, ou ses images de la guerre du Kippour qui cristallisent la psychose d’une nation, ajoutant la dimension documentaire à celle de la fiction.
Le théâtre de la maison-monde
La distribution du spectacle reflète la manière singulière qu’Amos Gitai a de se définir dans le monde. D’origines israélienne, palestinienne, iranienne, de nationalité française, allemande, anglaise ou autre, les comédiens, musiciens et chanteurs parlent les langues les plus diverses, les mélangent. Ils jouent d’instruments traditionnels tels le santour, le violon ou le tambourin qu’ils mêlent aux claviers électroniques ou aux percussions sur les tubulures des échafaudages, associant musiques d’Orient et d’Occident, chantent dans la variété de leurs tessitures et dans tous les registres des mélodies venues d’ailleurs dans une émouvante symbiose qui en dit autant qu’un long discours. Ils incarnent le chœur antique et ses strates empilées forment la voix de la Cité. Amoureux d’une ville qui se défait en déchirements, ils représentent cette maison-monde où dialoguent les cultures dont rêve l’auteur-metteur en scène. Amos Gitai, héritier des idées socialistes des pionniers sionistes, engagé contre la politique du pays, Israël, où il est né, farouche défenseur du dialogue et partisan de la paix, y exprime sa conviction profonde de l’écoute réciproque, de la coexistence possible et de l’acceptation mutuelle des communautés qui composent le monde.
La maison comme une métaphore de l’appartenance
Dans cette mosaïque humaine et culturelle émouvante qu’offre le spectacle, la question centrale que pose House est double. Au désir d’avoir un lieu à soi, un foyer où on se sente en sécurité, s’ajoute le besoin de se rattacher à une origine, à des racines. La pièce interroge la légitimité de l’installation dans un lieu dont la maison est le symbole en portant la parole de tous ceux qui en sont partie prenante et en faisant entendre leurs arguments. Car qui est le plus en droit de revendiquer cette maison-terre ? Les Palestiniens qui en ont été chassés ? Les colons, qui voient en Israël la Terre promise vers laquelle ils retournent, le refuge où ils sont enfin chez eux ? Ou les travailleurs qui vont où leur travail les porte et considèrent que la terre sur laquelle ils dépensent leur sueur est aussi la leur ? Parce qu’enfin, chacun a sa vérité, différente de celle du voisin. Et toutes sont légitimes et porteuses du même amour. Pourtant chacun reste sur son rail, l’incompréhension, la frustration et la peur de l’autre alimentent l’hostilité et la haine. L’absence d’issue est exprimée dans le spectacle par le médecin palestinien, ancien possesseur de la maison, lorsqu’il affirme : « J’étais pour la coexistence entre Arabes et Juifs, mais honnêtement, je ne vois aucun moyen de parvenir à cette coexistence. » Elle dit la désespérance qui frappe l’auteur devant cette impasse qu’il vit dans sa chair, dans l’amour d’une terre dont l’exil semble être la définition première, la malédiction immémoriale. Elle renvoie aussi, dans le miroir des songes qui virent aux cauchemars, aux centaines de milliers de migrants qui quittent aujourd’hui leur pays et sont, eux aussi, des « absents ». L’exil doit-il donc être au cœur de la définition du citoyen du monde ?…
House
S Texte et mise en scène Amos Gitai S Avec Bahira Ablassi, Dima Bawab, Benedict Flinn, Irène Jacob, Alexey Kochetkov, Micha Lescot, Pini Mittelman, Kioomars Musayyebi, Menashe Noy, Laurence Pouderoux, Minas Qarawany, Atallah Tannous, Richard Wilberforce S Assistanat à la mise en scène Talia de Vries et Anat Golan S Adaptation texte Marie-José Sanselme et Rivka Gitai S Scénographie Amos Gitai assisté de Philippine Ordinaire S Costumes Marie La Rocca assistée d’Isabelle Flosi S Lumières Jean Kalman S Son Éric Neveux S Chef de cœur Richard Wilberforce S Collaboration vidéo Laurent Truchot S Maquillage et coiffures Cécile Kretschmar S Préparation et régie surtitres Katharina Bader S Régisseur général Christian Lacrampe S Régisseur son Sylvère Caton S Technicien son HF Kévin Cazuguel S Régisseur vidéo Igor Minosa S Régisseur lumières Stéphane Touche S Technicien lumières Pascal Levesque S Régisseur principal machinerie Franck Bozzolo S Machiniste-cintrier Farid Aberbour S Machinistes Loïc Guyon, Émeline Roy, Marthe Roynard S Habilleuses Lucie Bernier, Morgane Japhet S Accessoiriste François Bombaglia SConstruction du décor Atelier de La Colline – théâtre national S Extraits des films d’Amos Gitai House (1980), Une maison à Jérusalem (1997), News from Home/News from House (2005), Kippour (2000), Journal de campagne (1982) S Production La Colline – théâtre national S Spectacle en anglais, arabe, français, hébreu, yiddish surtitré en anglais et en français S Durée estimée 2h40
Du 14 mars au 13 avril 2023, mar. 19h30, mer.-sam. 20h30, dim. 15h30, relâche le 19 mars
La Colline, Théâtre national - 15 rue Malte-Brun, Paris 20e
Billetterie 01 44 62 52 52 et billetterie.colline.fr • www.colline.fr