30 Mars 2023
Ou comment un jeune beur belge, épris d’absolu, se trouve englué dans une situation inextricable entre des rêves inatteignables et une communauté dont les règles lui interdisent de prendre son envol.
Il a un petit air d’ado descendu de la lune qui se demande si le monde dans lequel il se trouve est vraiment fait pour lui. Pas les pieds sur terre dans cette famille maghrébine que le père a quittée et où on tire le diable par la queue. Le projet du moment pour ce jeune homme gentiment marginal : jouer saint François d’Assise – un comble pour un musulman ! La mère ? une sympathique et accueillante dame vêtue à la manière de son pays d'origine, qui cancane avec les copines et commente la multitude de micro nouvelles qui forment la vie de la communauté. Elle a emporté de son Maghreb natal son mode de vie et son obsession permanente des préoccupations culinaires pour nourrir sa famille. La seule qui touche terre, c’est Nadia, la sœur, hôtesse dans le Talys, qui fait bouillir la marmite. Une famille presque emblématique dans une ville – Molenbeek, jouxtant Bruxelles – dont plus de la moitié de la population est aujourd’hui d’origine marocaine.
Un rêve d’ailleurs
Habib aime, bien sûr, sa famille et il veut bien leur faire plaisir , seulement voilà, son rêve à lui, c’est d’être acteur. Alors il s’entraîne dur, il cherche l’attitude juste et pour comprendre François d’Assise, il va même se mêler à une communauté de moines pour se pénétrer de l’identité du personnage qu’il doit interpréter. Et il oppose à sa famille une douce résistance, d’autant plus efficace qu’elle est passive, en omettant de dire que ses seules perspectives sont des petits boulots de figuration et des apparitions publicitaires. Aussi, le jour où on lui propose un petit rôle de gigolo, commence-t-il par refuser, parce qu'il est plus que gêné aux entournures pour l'annoncer… jusqu’à ce qu’il apprenne que sa partenaire sera Catherine Deneuve. Alors, même si c'est déshonorant pour la famille, la proposition ne se refuse pas. Et le Landerneau maghrébin s’empare de l’affaire qui enfle et prend une dimension non seulement communautaire mais municipale…
Molenbeek, une ville pas comme les autres
Si la famille d’Habib et les craintes du jeune homme sont révélatrices des traditions de sa communauté, elles prennent une dimension presque emblématique à Molenbeek. Car dans cette ville tristement renommée parce qu’elle servit de base aux terroristes islamiques qui ont mené les attentats de Paris en 2015 et ceux de Bruxelles en 2016, plus de la moitié de la population est aujourd’hui d’origine marocaine. Elle vient s’ajouter à des vagues d’immigrations successives depuis le début du XIXe siècle : aux agitateurs politiques français se sont adjoints des Italiens, des Portugais, des Espagnols, puis des Arméniens, des Marocains, des Turcs, des Pakistanais et des Africains, rejoints par les populations des pays de l’Est – Polonais, Roumains, Serbes, Ukrainiens. La présence de Catherine Deneuve dans la ville pourrait permettre de redorer un blason largement terni. Aussi le bourgmestre se prend-il à rêver…
Sagas familiales du Maghreb
Pour corser le tout, le père d’Habib, qui avait abandonné sa famille, revient en Belgique pour se faire soigner. Et, cerise sur le gâteau, c’est avec sa nouvelle, très jeune, séduisante et pétillante épouse qu’il revient au bercail, provoquant stupeur et tremblements dans la petite cellule belge dont il est encore le chef de famille. Plus « moderne » et détachée de la tradition que la mère d’Habib, Layla forme avec celle-ci un diptyque associant l’ancien et le nouveau monde dans une relation complexe d’inversion. Si l’une conserve des traditions d’un autre âge dans la société moderne, l’autre symbolise l’appel au changement dans une société où le poids des traditions reste prégnant. Mais celui-ci n’est pas plus générateur d’espoir. Ni l’une ni l’autre ne peut sortir du cadre.
Vanité des vanités des professions artistiques
Benoît Mariage profite de ces mises en situation cocasses en corsant l’affaire par un petit coup de pied de l’âne à la grande communauté des professions artistiques. Au jeune metteur en scène grand-bourgeois branché d’un « mondanisme » exacerbé qui se gargarise de ses propres paroles avant de jeter au gré de ses caprices ceux qu’il a montés au pinacle, il ajoute, pour faire bonne mesure, la star de la réalisation qui examine Habib comme une marchandise qu’on jette comme un vieux kleenex après usage. De la satire plutôt bon enfant, on passe à la critique acerbe bien que pleine de drôlerie du monde du spectacle. Dans ce microcosme régi par les apparences et le pouvoir, Habib, trop « pied-tendre », n’a pas non plus sa place.
Une manière de Buster Keaton au pays du couscous
À travers ce personnage qui traverse les strates de la société molenbeekoise, le film offre l’occasion de pénétrer par le menu dans les us et coutumes de la communauté maghrébine, avec son souci du qu’en dira-t-on, l’omniprésence du regard des autres, la soumission à la « rumeur » publique mais aussi les rites qui la rassemblent. Les séquences consacrées à l’Aïd el-Kébir – la « grande fête » qui commémore le sacrifice par Ibrahim-Abraham de son fils à Dieu – où Habib, pour être admis dans la communauté des hommes, doit égorger le mouton du sacrifice – ce qui s’avérera évidemment catastrophique –, donnent lieu à de savoureuses scènes collectives où l’absurdité d’introduire un mouton dans un appartement le dispute à la chaleur de cette célébration qui rassemble les familles.
Au revers de la comédie
Habib, c’est le Candide de Voltaire, le naïf presque mutique qui regarde la Terre tourner et ses aberrations éclore, le non-battant qui regarde le monde le battre, mais aussi le « ravi » de la crèche, obstiné, qui entre par la fenêtre lorsqu’on lui a fermé la porte. Il est le gentil dans un monde de requins, l’extraterrestre épris d’idéal et le perdant magnifique. Il tombe et se relève, tombe et se relève à nouveau alors que les contradictions dans lesquelles il se débat engendrent des catastrophes. La présence chaleureuse et haute en couleurs de la communauté maghrébine qui fait pendant à une société d'élites qui refroidit l'atmosphère joue de l'art des contrastes. Dans le même temps, on navigue sur un ton léger, mi-figue mi-raisin, entre comédie et drame, à rythme lent parfois non dépourvu de longueurs, et on finit par s’attacher au regard perdu de ce jeune homme qui ne sait plus où se tourner. On compatit, on souffre avec et on se demande comment tout cela doit finir dans cette succession de ratages qui touchent le personnage. La solution, cependant, se cache où on ne l’attend pas. Au revers de la comédie se dissimule peut-être la comédie…
Habib, la grande aventure, un film de Benoît Mariage. 2022 – Belgique, France, Suisse – 88 minutes - Sortie nationale le 19 avril 2023
S Réalisation & scénario Benoît Mariage S Avec Bastien Ughetto (Habib), Sofia Lesaffre (Nadia), Ahmed Benaïssa (Père de Habib), Farida Ouchani (Mère de Habib), Sofia Elabassi (Layla), Thomas Solivérès (Egide), Daphné Van Dessel (Constance), Ben Hamidou (M. El Ghanassy), Sophie Maréchal (Zoé), Michel Fau (Réalisateur) S Avec la participation de Catherine Deneuve S Image Christophe Beaucarne S Chef décorateur Hubert Pouille S Montage Cyril Nakache S Montage additionnel Sylvie Lager S Son François Musy, Frédéric Demolder, Antoine Wattier S Musique originale Frédéric Vercheval S Production Boris Van Gils, Michaël Goldberg S Coproduction Jean-Louis Porchet, Christophe Mazodier S Une production Daylight Films, Formosa Productions S Une coproduction Cab Productions, Polaris S Photos © 2022 - Daylight Films - Formosa Productions - Cab Productions - Polaris Film Production - RTBF (Télévision belge)