25 Février 2023
Nicolas Struve s’est fait un credo de faire entendre des voix poétiques mal, mé-ou in-connues, des textes oubliés ou des échanges de correspondance insolites. Après Marina Tsvetaïeva et Anton Tchekhov, il nous invite à découvrir ou redécouvrir John Keats.
De John Keats, nos souvenirs littéraires ne nous ont laissé, sauf exception, que peu de choses sinon – à moins d’être anglophone par nationalité ou profession – qu’il est un poète romantique anglais, et qu’il est considéré comme l’un des plus grands pour la langue anglaise. Et pour ceux qui en savent un peu plus, qu’il appartient à la deuxième génération romantique, celle qui suit – de près – Wordsworth et Coleridge et qui a eu pour livres de chevet Shakespeare et le Paradis perdu de Milton. Nicolas Struve n’échappe pas à ces théories d'individus plus marqués par le ouï-dire que par la connaissance et sa « démocratie d’arbres » part de son désir de découvrir un poète qui n’est d’abord pour lui qu’une résonance mythique dans un ouvrage de science-fiction. C’est ainsi qu’il se lance à la poursuite de l’homme comme de sa poésie et en propose une vision où se mêlent son approche, les poèmes de Keats, sa correspondance et les prolongements – théâtraux et musicaux, avec le musicien de jazz Mico Nissim – que suscite cette quête.
Une vie familiale hors du commun
Rien ne prédisposait John Keats, fils d’un garçon d’attelage dans une auberge, qui épouse la fille du patron, à devenir poète, sinon peut-être une éducation, très éloignée des écoles prestigieuses de l’aristocratie anglaise, mais néanmoins plutôt novatrice et ouverte que ses parents lui font donner. John est l’aîné d’une fratrie de cinq dont l’un décède très tôt et il se sentira toujours très proche de ses deux frères et de sa sœur. Mais le destin frappe à sa porte. Son père décède à la suite d’une chute de cheval, sa mère se remarie avant de quitter son nouvel époux – elle finira alcoolique et phtisique, ainsi qu’on appelle alors les tuberculeux – et la tutelle des enfants est confiée à un négociant en thé proche de la famille, un homme à courte vue peu enclin à ouvrir sa bourse. John souffrira d’un manque d’argent chronique alors que l’héritage de ses parents eût dû l’en préserver. Et la phtisie marquera à jamais cette famille avec le décès de son frère Tom et celui du poète, à l’âge de vingt-six ans.
Dans les méandres de la narration
C’est dans un espace entièrement marqué par la matière papetière, formé de cartons qui tapissent le sol comme le fond de scène, que Nicolas Struve choisit d’évoquer l’homme de papier que fut Keats, le poète qui dédia sa vie à l’écriture, le graphomane compulsif auteur de lettres-fleuves parfois rédigées sur plusieurs mois qu’il adresse à sa famille et à ses amis. Avec humour, Nicolas Struve fait surgir au fil de son évocation les silhouettes de carton peintes des proches du poète, nous les présente et les installe tandis qu’il fait revivre les questionnements qui agitent le jeune homme. Il ajoute à son théâtre d’objets des projections d’éléments documentaires ou de paysages pour nous rapprocher encore davantage de sa perception du monde. On découvre ainsi, était-ce par économie de papier – un matériau plus rare, plus épais et plus cher qu’il n’est aujourd’hui – ou de frais postaux – le pli était payé par le destinataire – que Keats utilisait parfois la surface du papier dans ses deux dimensions, rédigeant son texte à l’horizontale et de haut en bas avant de le poursuivre en faisant tourner sa page de quatre-vingt-dix degrés, créant ainsi une forme calligraphique que n’auraient pas désavouée les littérateurs du XXe siècle.
Sous le signe de la discontinuité
Même si l’évocation de la vie du poète suit dans le spectacle une trajectoire chronologique, elle n’en adopte par moins un parcours en zigzag, alternant extraits de correspondance affirmés dans leur traitement parcellaire, poèmes, parfois inclus dans la correspondance, et « intermèdes » musicaux qui sont une autre lecture, venant parfois ponctuer le texte ou accompagner une évocation chantée, comme pour rappeler à quel point la musique des vers, leur rythme et leur métrique comptèrent pour le poète et caractérisent son œuvre, mais aussi extraits d’œuvres poétiques à part entière et commentaires du comédien-intervenant-metteur-en-scène qui s’implique dans le récit. Un cheminement buissonnier qui peuple progressivement l’espace et le temps de notations éparses, de renvois à l’ici et maintenant de la présence du comédien et du musicien ou de références à un ailleurs dans lequel s’inscrivent l’écriture et l’évocation poétique.
Une trajectoire météoritique
Ce que ces fragments reconstruisent, comme un fragile château de cartes que chaque souffle met en danger, c’est le formidable parcours accompli en près de six ans par celui qui est reconnu aujourd’hui comme une figure majeure du paysage poétique anglais. On voit se dessiner sa carrière d’enfant prodige lancé dans la médecine – étudiant talentueux, il sert dès ses vingt ans d’assistant aux chirurgiens du Guy’s Hospital et obtient l’année suivante sa licence d’apothicaire, ce qui lui donne le droit d’exercer la médecine, la pharmacie et la chirurgie – qui sait ce qu’il fait et s’avèrera lucide quant au diagnostic de sa maladie. Et c’est un choix adulte et conscient qui le mène vers la poésie et l’imposent auprès des artistes et éditeurs qui le soutiendront dans sa quête, Leigh Hunt, John Hamilton Reynolds ou Richard Woodhouse. Ils l’introduisent dans les cercles littéraires qu’animent ou que fréquentent Byron, Shelley et Wordsworth, le mettent en relation avec les critiques qui comptent dans monde des lettres de l’époque, défendent ses publications, le soutiennent financièrement, l’escortent dans ses pérégrinations, de l’île de Wight à l’Écosse, jusqu’à la dernière en Italie, à Rome où il mourra.
Une œuvre novatrice
Si rendre la rythmique particulière des vers anglais de Keats, même dans l’excellente traduction de Robert Davreu, est une entreprise quasi désespérée, on est sensible aux fulgurances de cette écriture qui, dans les premières décennies du XIXe siècle, clame « Haut carillon fort et sombre glas », « …jouez, jouez, doux pipeaux / Non pour notre oreille de chair mais, plus aimables, / Jouez pour l’esprit des chansonnettes sans notes », on se laisse glisser dans cet « Entrelacs d’hommes, de jeunes filles, de marbres / d’arbres de la forêt et d’herbe piétinée » dans lequel se glissent mythologie antique et mythes, nature et beauté. On est séduit par la modernité absolue de la correspondance qui fait fi de la linéarité narrative, saute du coq à l’âne, du sérieux à l’humour, de la perfection littéraire à l’oralité triviale, des situations les plus quotidiennes à l’élévation poétique. Le spectacle fait entendre cette quête perpétuellement en mouvement d’un absolu où sourire et angoisse sont inséparables et où humanité rime avec nature et nature avec poésie. Un jeu où « je », « nous » et « lui » jouent le jeu des jeux d’écriture dans le jardin d’une poésie qui jaillit et jette au vent ses jouissives paroles.
Une démocratie splendide d’arbres forestiers - John Keats / Nicolas Struve / Mico Nissim
S D’après l’œuvre & la correspondance de John Keats S Adapté d’une traduction originale de Robert Davreu (éd. Belin) S Texte additionnel, conception & jeu Nicolas Struve S Musique, claviers & jeu Mico Nissim S Scénographie Raymond Sarti S Lumières Antoine Duris S Collaboration artistique Sophie Mayer et Stéphanie Schwartzbrod
Du 23 février au 5 mars 2023, du jeudi au dimanche à 21h – samedi repr. supplémentaire 17h
Théâtre de l’Épée de Bois – Cartoucherie, Route du Champ de manœuvre, 75012 Paris.