4 Février 2023
Dans l’ennui alangui d’un été sans histoire, ce portrait d’une aristocratie déclinante que vient troubler l’irruption d’un étranger allie le charme suranné d’une société qui se défait à un léger parfum d’ici et maintenant.
Installé dans une intemporalité quiète, entre large fauteuil confortable, table et chaises rustiques et éclairage de fortune, une micro-société s’active mollement dans une atmosphère d’oisiveté paresseuse sur des tréteaux de bois brut qui sentent bon la campagne. Le temps ne semble pas avoir de prise sur le petit groupe réuni en ces lieux. Tout juste l’enchaînement des jours et des nuits et la mise en place de quelques dispositions de la vie quotidienne en modifient-ils le déroulement quasi-immuable. Pourtant, au moment où la pièce commence, il y a de l’émoi dans l’air…
Une galerie de personnages figés dans une tradition établie
C’est l’été et les personnages réunis dans cette datcha forment un petit groupe chaque année reconduit. Le maître de maison, Arcady, joue les gentilhommes campagnards et se passionne pour une machine à vanner. Sa mère ne fait rien sinon déverser sur chacun sa morale étroite sur ce qu’il est bon de faire ou pas. Quant à l’épouse d’Arcady, Natalia Petrovna, elle traîne une langueur mondaine qu’elle meuble comme elle peut avec les assiduités platoniques d’un ami de la famille avec lequel elle échange des serments d’amour, Rakitine. Autour d’eux gravite un petit groupe disparate : une jeune orpheline recueillie par Natalia, Vera, un médecin plus mouche du coche et entremetteur que docteur des corps, un amoureux transi et timide de la jeune Vera, bien trop âgé pour elle, une gouvernante et des serviteurs. Arcady et Natalia ont un fils, Kolia, pour lequel ils ont engagé un précepteur pour l’été, l’étudiant Beliaïev. C’est introduire le loup dans la bergerie car Beliaïev vient d’ailleurs, de Moscou, qu’il est beau et, quoique réservé, a de quoi faire tourner les têtes. Ce qui ne manque pas de se produire. Vera et Natalia s’éprennent toutes deux du jeune homme…
Un monde qui vacille
Placé sous le signe de la brise qui fait voler le cerf-volant fabriqué par Beliaïev, un souffle nouveau met en mouvement cette société figée. Tout comme Tourgueniev, marqué par sa rencontre avec l’étudiant Belinski, qui ouvre à l’auteur d’autres horizons que le romantisme et la poésie et lui fait découvrir le réalisme et un socialisme idéal, ce qui vaudra à l’écrivain la censure de sa pièce lors de sa publication en 1855, le surgissement d’un ailleurs matérialisé par l’étudiant met en cause la quiétude immobiliste de cette aristocratie momifiée dans ses pratiques ancestrales. Le bel ordonnancement s’effrite et, s’il n’est pas temps encore pour les révolutions – les personnages reconduiront, à la fin de spectacle, avec une certaine amertume, le cours traditionnel des choses –, un grain de sable est venu enrayer la machine.
Entre deux femmes
Avant de nommer sa pièce Un mois à la campagne, Tourgueniev avait choisi pour titre l’Étudiant puis Deux femmes. Vera et Natalia incarnent pour lui deux visions de la femme, dans une modernité troublante. Avec Vera se dessine une silhouette de jeune fille pure, innocente, pleine d’aspirations, mais qui ne maîtrise rien de son destin. Bien qu’elle rue dans les brancards et se rebiffe devant le sort qui lui est fait, elle n’est pas de taille à lutter et deviendra la victime désignée d’une société patriarcale. À l’autre bout, Natalia Petrovna, même si la réalité objective ne lui accorde pas un meilleur sort que celui de Vera, est une femme forte, attachée à son indépendance d’esprit et de comportement. Clément Hervieu-Léger en fait une femme moderne, sûre de son empire sur les hommes, adoptant le pantalon et l’attitude décontractée d’un homme, les mains dans les poches. Si Tourgueniev y projetait une figuration de la femme aimée, Pauline Viardot, une chanteuse et compositrice qu’il aima passionnément jusqu’à sa mort, elle devient, sous la baguette du metteur en scène, la préfiguration d’une femme libérée, un peu cougar sur les bords, croqueuse d’hommes séduite par un jeune homme.
Une vision critique
Tourgueniev n’est pas dupe de la société dans laquelle il évolue. Il pose sur ses personnages un regard éminemment critique, largement teinté d’humour. On voit s’étaler l’ennui d’une société aristocratique dépourvue d’idéal, qui use les heures plutôt qu’elle ne vit, et la description d’un monde gouverné par l’argent. Si le médecin se fait l’entremetteur du soupirant de Vera, c’est par pur esprit de lucre – il y gagnera des chevaux pour une troïka – même s’il sait pertinemment qu’il est un vieux barbon pas du tout adapté à une jeunette. Quant à l’étudiant Beliaïev, amoureux d’une étoile en la personne de Natalia, tout aussi consumée que lui par la passion dans une atmosphère qui vire à l’orage atmosphérique comme dans les cœurs, il montrera une conscience aiguë de la barrière infranchissable que constitue la différence de classe que met en avant Dostoïevski à la même époque. On rit des travers de chacun, des fausses excuses qu’ils allèguent pour justifier leur comportement. Ils sont quotidiens, intimes, jouent pour leur propre galerie. Ils pourraient nous ressembler. En ce sens ils sont modernes, tout comme cette pièce proche de la forme de la nouvelle, sans accélération du temps, péripéties ni coups de théâtre. Une voie que creusera Tchekhov, qui dépeint une société analogue, avec un regard plus spleenétique.
Admirablement réglé, joué et mis en scène, ce mois à la campagne de quatre jours porte le témoignage actif d’une société en plein bouleversement qui ne sait pas encore où la portera le vent de l’Histoire.
Un mois à la campagne d’Ivan Tourgueniev. Traduction Michel Vinaver
S Mise en scène Clément Hervieu-Léger S Adaptation Michel Vinaver S Avec Louis Berthélémy (Alexeï Nikolaïtch Beliaev), Clémence Boué (Natalia Petrovna), Jean-Noël Brouté (Athanase Ivanovitch Bolchinsov), Stéphane Facco (Mikhaïl Alexandrovtich Rakitine), Isabelle Gardien (Anna Semionovna Islaïeva), Juliette Léger (Vera Alexandrovna), Guillaume Ravoire (Arcady Sergueïevtich Islaïev), Mireille Roussel ( Lizaveta Bogdanova), Daniel San Pedro (Ignace Illitch Chpiguelski), Hippolyte Fontaine, Lucas Ponton, Martin Verhoeven (en alternance) S Production déléguée La Compagnie des Petits Champs S Coproductions Théâtre des Célestins, Scène Nationale d’Albi, Théâtre de Caen, Théâtre de Chartres – Scène conventionnée d’intérêt national Art et Création, Maison de la Culture d’Amiens, La Coursive – Scène nationale de La Rochelle S Avec la participation artistique du Jeune théâtre national. S La Compagnie des Petits Champs est conventionnée par la Drac Normandie – Ministère de la Culture et de la Communication, la Région Normandie, le Département de l’Eure, l’Intercom de Bernay-Terres de Normandie S Création novembre 2022 au Théâtre des Célestins - Lyon © L'Arche, 2018. S Michel Vinaver est représenté par l'Arche - agence théâtrale. S La pièce est disponible dans la nouvelle traduction de Michel Vinaver chez l'Arche Editeur. www.arche-editeur.com. S Durée 2h10
10 janvier > 04 février 2023
Théâtre de l'Athénée - Louis Jouvet - 2-4 Sq. de l'Opéra-Louis Jouvet, 75009 Paris
01 53 05 19 19 www.athenee-theatre.com
TOURNÉE
7 février 2023, Théâtres en Dracénie, Scène conventionnée d’intérêt national Art et Création-Danse à Draguignan, 20h30
9 & 10 février 2023, Scène Nationale d’Albi, 20h30
16 février 2023, Espace Marcel Carné à St-Michel sur Orge, 20h30
28 février 2023, Théâtre de Chartres
3 mars 14h30 & 4 mars 2023 20h30, Grand Théâtre de Calais
8 & 9 mars 2023, Théâtre de Caen, 20h
15 & 16 mars 2023, Maison de la Culture d’Amiens, 20h30
21 mars 2023, Forum de Flers, 20h
23 mars 19h30 & 24 mars 2023 20h30, La Coursive, Scène Nationale à La Rochelle
28 mars 2023, Théâtre de l’Olivier à Istres, 20h
30 mars-1er avril 2023, Théâtre National de Nice, 20h
6 avril 2023, Théâtre de l’Arsenal au Val-de-Reuil, 20h
25 avril, 2023 Scène Nationale du Sud Aquitain à Bayonne, 20h