15 Février 2023
On connaissait Tchekhov pour la férocité élégante de son trait sur la société de son époque. La mise en scène de Galin Stoev en fait un roi nu intemporel qui a de quoi foutre le bourdon mais qui fait réfléchir…
Villégiature, villégiature… c’est l’image que voudrait donner d’elle cette société en perte de vitesse qui continue de faire comme si le monde n’avait pas changé. Les tenues sont toujours aussi blanches, propres et élégantes, mais quelques vilains petits canards – en l’occurrence ici des poules – se sont invité.e.s au spectacle que nous donnent ces notables, soigneusement alignés côte à côte face aux spectateurs dans leur ennui mondain. C’est l’heure des couacs et ils sont légion. Le décor est là pour le dire avec son côté hangar sans apprêt aux cloisons grillagées, avec ses chaises pliantes de plastique blanc, on ne peut plus ordinaires et bon marché, avec son sol jonché de rebuts de toute sorte où une accumulation de pneus de voiture empilés fait office de support de plateau pour le thé.
Une vie à la campagne en pleine déconfiture
Dans la mare patauge un certain nombre de volatiles. On trouve d’abord l’exploitant des lieux, « Oncle » Vania, et sa nièce, Sonia, héritière potentielle du domaine. Quoique Vania se complaise dans un ennui rêveur et paresseux, tous deux font vivre à grand-peine une exploitation agricole en perdition dans un monde qui a déjà changé. Autour d’eux gravitent ceux qui sont restés cramponnés à ce reste d’opulence : la « nounou », Marina, qui a le franc-parler de ceux qui font partie des meubles et régentent la maison ; la mère de Vania, Maria Vassilievna, et Gaufrette-Téréguine, facétieux, inventif et interventionniste, un propriétaire ruiné qui vit aux crochets de Vania et Sonia et n’hésite pas à mettre son grain de sel alors qu’il n’a pas voix au chapitre. Quant au monde extérieur, il se limite à Astrov, médecin de campagne plus passionné par les arbres et les plantes que par ses patients et dont la peu avantagée Sonia est amoureuse en silence.
Des météorites au cœur des champs
Le « nouveau » monde est représenté par l’arrivée du professeur Sérébriakov, premier mari de la propriétaire décédée du domaine. Intellectuel vieillissant et égocentrique, hypocondriaque et vaniteux, il écrit sur l’histoire de l’art alors qu’il n’y connaît rien, mais son prestige reste intact à la campagne. Pour Vania et Sonia, il est la référence, le symbole de la réussite et ils ont sacrifié – du moins le perçoivent-ils comme cela – leurs ambitions velléitaires pour aider le professeur dans sa carrière en finançant ses travaux. Sérébriakov est venu, accompagné de sa jeune épouse, Elena. Ironique et mondaine, Elena déteste la campagne et s’y ennuie. Elle est belle et va devenir la lumière où viennent se brûler les ailes des papillons de la gent masculine locale que sont Vania et le docteur Astrov. Quoique mariée, elle ne reste pas de marbre devant le charme du bon docteur.
Un naufrage campagnard
Dans une traduction qui parle une langue d’aujourd’hui, plus directe, plus crue, Galin Stoev et Virginie Ferrere nous content l’histoire de personnages « perchés », d’un naufrage social et d’un monde où la valeur de la terre (métaphoriquement parlant) est en perdition – Sérébriakov, usant de son pouvoir, tentera même de vendre la propriété –, où les intellectuels ne sont plus que des caricatures, et où chacun a le sentiment de sa perte. Vania, déchiré de toute part, est un anti-héros, impuissant à aller au bout de ses désirs, perdant parce qu’il peut être dépossédé de ce à quoi il accrochait sa survie, la terre, et qu’il aime à sens unique. Sonia, agie au lieu d’être agissante sur son propre destin, est sacrifiée sur l’autel de Sérébriakov et sur celui d’Elena que lui préfère le docteur. Elena, qui a joué avec les hommes, a été prise dans ses filets et, éprise d’Astrov, a finalement perdu la partie en repartant avec Sérébriakov. Quant à Astrov, en se prenant de passion pour Elena qui est son exact opposé, il tourne le dos à ce qui le constitue. Le récit de l’échec existentiel et magnifique de tous les personnages et de la cruauté absolue de leurs comportements que propose Galin Stoev trouve sa juste place dans ce décor devenu non-décor.
Le message « écologique » d’Oncle Vania
La mise en scène de Galin Stoev révèle, en lumière très noire, le marigot dans lequel baignent les personnages. Elle renvoie, par ricochets, à notre société où l’individuel prime sur le collectif, où tous les « ismes » sociétaux et rassembleurs ont disparu. Elle nous conte aussi une autre partie de notre histoire, liée à la mise en danger mortel de la nature aujourd’hui et à la nécessité de sa préservation. Face à la volonté de Sérébriakov de vendre le domaine, qui symbolise la mort programmée de la campagne, se dressent Vania et Sonia, pour la première fois peut-être saisis d’une valeur positive, d’un en-avant pour arrêter la catastrophe. Mais c’est surtout au travers du personnage d’Astrov que s’exprime le constat de la disparition de la biodiversité et de sa destruction par l’homme. Homme des bois, Astrov livre sur les arbres un discours amoureux. Il stigmatise la barbarie qui abat les forêts pour les faire disparaître en fumée dans le foyer des cheminées, souligne la disparition de la biodiversité et s’insurge contre la destruction de la nature par l’homme.
Dans ses Conseils à un écrivain, Tchekhov déclarait : « On me reproche de n’écrire que sur des événements médiocres, de n’avoir pas de héros positifs. […] Je voudrais seulement dire en toute honnêteté aux gens : regardez, regardez donc combien vous vivez mal, comme votre existence est ennuyeuse ! […] S’ils le comprennent, ils inventeront sûrement une vie différente et meilleure. » Dans ses va-et-vient entre passé et présent, Tchekhov et son adaptation, Galin Stoev ne procède pas autrement : nous mettre en garde contre ce que nous détruisons chaque jour un peu plus, contre un « tout pour ma pomme » et un « après moi le déluge » et dire qu’il nous reste peut-être un pouvoir sur notre vie… comme sur l’état du climat.
Oncle Vania d’Anton Tchekhov. Texte français Virginie Ferrere, Galin Stoev
S Mise en scène Galin Stoev S Avec Suliane Brahim, Sociétaire de la Comédie-Française (Elena), Caroline Chaniolleau (Maria Vassilievna), Sébastien Eveno, comédien permanent associé au projet de direction de la Comédie de Reims (Vania), Catherine Ferran, Sociétaire honoraire de la Comédie-Française (La nounou), Cyril Gueï (Astrov), Côme Paillard (Gaufrette), Marie Razafindrakoto, en alternance avec Élise Friha (Sonia), Andrzej Seweryn, Sociétaire honoraire de la Comédie-Française (Sérébriakov) S Collaboration artistique et assistanat à la mise en scène Virginie Ferrere S Scénographie Alban Ho Van S Lumières Elsa Revol S Costumes Bjanka Adžić Ursulov S Sons et musiques Joan Cambon S Avec l’aide pour la création des machines musicales de Stéphane Dardé S Dressage Vincent Desprez S Créé le 10 janvier 2023 au ThéâtredelaCité S Production ThéâtredelaCité – centre dramatique national Toulouse Occitanie S Coproduction Comédie – centre dramatique national de Reims S Avec le soutien du Cercle de l’Odéon
2 – 26 février 2023. Du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h
Odéon-Théâtre de l’Europe - Place de l’Odéon, Paris 6e
Rés. 01 44 85 40 40 et www.theatre-odeon.eu
TOURNÉE
26 mai 2023 – GRRRANIT, scène nationale de Belfort