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Arts-chipels.fr

Le Suicidé, vaudeville soviétique. Farce tragique ou tragédie bouffonne.

© Juliette Parisot

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Quand un suicide annoncé devient le moyen d’un passage en revue satirique du régime soviétique, le résultat est réjouissant en même temps qu’inquiétant, d’autant que s’y profile un paysage on ne peut plus actuel.

Un homme et une femme sont allongés sur un lit. Sur son sommier métallique plutôt car le lit n’a pas de matelas, ce qu’on découvre car la caméra qui les filme les projette en très gros plan sur la paroi du fond de scène. L’homme s’agite et réveille sa femme. C’est qu’il a faim, Sémione Sémionovitch. Mais dans le réfrigérateur il ne reste pas grand-chose. Tout juste un peu de saucisson de foie. Alors il déballe son désespoir. Il est comme le Barbouillé de Molière dans sa farce, « le plus malheureux de tous les hommes ». Ils n’ont rien parce que seule sa femme fait bouillir la marmite pour sa belle-mère et eux. C’est sûr, il ne lui reste qu’à disparaître. Aussi, lorsqu’il joue les filles de l’air, c’est la panique. Le saucisson de foie prend des allures de revolver et femme et belle-mère courent partout pour l’empêcher – pensent-elles – d’en finir…

© Juliette Parisot

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En toile de fond, l’après-révolution soviétique

C’est vers la fin de 1928 que Nicolaï Erdman conclut un accord avec Vsevolod Meyerhold pour l’écriture du Suicidé. Lénine est mort en 1924 et Staline consolide son pouvoir. La répression se systématise et les associations prolétariennes ont carte blanche pour éliminer toutes les tendances « suspectes ». Surveillances permanentes et dénonciations font partie d’un paysage où toutes les oppositions sont muselées. Pour la population, outre la répression, il y a la faim et le bout de saucisson n’est pas anodin, d’autant que l’attaque politique est virulente dans la pièce qui aborde « les raisons qui nous ont fait rester vivants », dira la femme du poète Mendelstam, mort en déportation au goulag. Le Suicidé ne peut être que dérangeant, « nuisible » pour le pouvoir, déclare Staline. Il suffit de répétitions devant trois émissaires du « petit père des peuples » et le verdict d’interdiction tombe, malgré l’intervention de Stanislavski – il faudra attendre 1982 pour que la pièce soit montée, avec des coupes, en langue russe. Vers 1932, sous la houlette de l’Association russe des écrivains prolétariens, tous les « déviants » sont réduits au silence. Erdman est emprisonné puis assigné à résidence et tire un trait sur sa carrière de dramaturge. La peur ne le lâchera plus pour le restant de vie.

© Juliette Parisot

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Un portrait-charge au tournant des années 1930

Il faut dire qu’Erdman n’y va pas avec le dos de la cuiller dans une pièce émaillée de réflexions telles que « Ce qu’un vivant peut penser, seul un mort peut le dire », ou « Ça ne se fait pas de n’accuser personne ». Et si Sémione ne trouve pas de travail, ce n’est pas seulement parce qu’il est paresseux comme une couleuvre ou qu’il prétexte vouloir jouer de l’hélicon pon-pon-pon-pon, mais parce que les chômeurs n’ont pas le droit de travailler, allusion à peine voilée aux interdictions politiques qui frappent les « déviants ». L’annonce de son suicide présumé proche réveille toutes les oppositions muselées, enfouies sous le manteau. On demande au futur cadavre de ne pas se contenter d’une mort mesquine, inutile, égoïste. Intellectuels, ecclésiastiques, commerçants, coursiers très marxistes-léninistes et même personnages louches, tous ces morts-vivants de la société civile y trouvent là la possibilité d’une tribune. Ils demandent au mort de parler pour eux, chacun pour sa paroisse, dans une cacophonie du plus haut comique.

© Juliette Parisot

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Une farce, oui…

Être sans épaisseur et sans projet autre que de « manger », Sémione se voit investi d’une mission, il trouve enfin un sens héroïque à son existence. Contre les idées noires, la complaisance lugubre, Erdman dresse le rire. Il y a quelque chose de l’esprit de Gogol dans cette farce qui ne s’embarrasse pas de nuance, qui fait dans le gros et même dans l’hénaurme. Le mauvais goût est assumé, les costumes volontairement outranciers dans leur disharmonie, dans le choc des couleurs. L’appartement ressemble aux coursives d’un bateau où l’on entre et sort en courant à la manière d’un Buster Keaton dans la Croisière du Navigator. Des portes inexistantes résonnent des coups frappés dans le vide. On est dans le trop, dans l’excès, dans la démesure. Érigé en porte-parole, Sémione peut téléphoner en ligne directe avec le Kremlin, et si sa conscience « politique » reste limitée, la perspective d’un « enterrement de luxe », pour lui, « ça c’est une vie ! ».

© Juliette Parisot

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… mais une farce philosophique

On festoie, on banquète, on s’enfile de la vodka en claquant les verres en rythme, on chante à tue-tête au son d’un orchestre en uniforme en l’honneur de la mort prochaine de ce héros de pacotille, ce qui n’empêche pas Sémione de s’interroger sur sa disparition prochaine, sur Darwin et ce qu’il adviendra de lui après sa mort. On pense à Brassens – « Mourir pour des idées. D’accord, mais de mort lente » – à l’aveuglement et au refus de combattre que constitue le suicide. Ou à l’instrumentalisation de la mort des autres à travers le martyre et l’immolation. Cependant, cet univers reste hanté par le suicide de Maïakovski en 1930, ou par celui, très actuel, d’un rappeur russe opposé à la mobilisation décrétée par Poutine, qui choisit de se jeter par la fenêtre après avoir posté sur les réseaux sociaux un message expliquant son geste de protestation. Alors le spectacle bascule. La farce un peu lourde et non exempte de quelques longueurs malgré sa drôlerie et ses comédiens épatants montés sur ressorts nous montre son autre face, celle de la réalité et de la tragédie qu’elle traîne dans son sillage. Au-delà du stalinisme, elle résonne avec la situation de la Russie d’aujourd’hui, la propagande, le musèlement de l’opinion et le conflit inique avec l’Ukraine. Le Suicidé, s’il n’est plus soviétique, n'en a pas moins de beaux jours russes en non-perspective…

© Juliette Parisot

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Le Suicidé, vaudeville soviétique. D’après Le Suicidé de Nicolaï Erdman publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs, traduit par André Markowicz

S Mise en scène de Jean Bellorini S Avec François Deblock, Mathieu Delmonté, Clément Durand, Anke Engelsmann, Gérôme Ferchaud, Julien Gaspar-Oliveri, Jacques Hadjaje, Clara Mayer, Liza Alegria Ndikita, Marc Plas, Antoine Raffalli, Matthieu Tune, Damien Zanoly, avec la participation de Tatiana Frolova S Musiciens Anthony Caillet (cuivres), Marion Chiron (accordéon), Benoît Prisset (percussions) S Collaboration artistique Mélodie-Amy Wallet S Scénographie Véronique Chazal et Jean Bellorini S Lumière Jean Bellorini assisté de Mathilde Foltier-Gueydan S Son Sébastien Trouvé S Costumes Macha Makeïeff assistée de Laura Garnier S Coiffure et maquillage Cécile Kretschmar S Vidéo Marie Anglade S Décor et costumes Ateliers du TNP S Production Théâtre National Populaire S Coproduction Espace Jean Legendre – Théâtre de Compiègne, Maison de la Culture d’Amiens – Pôle européen de création et de production, La Coursive – scène nationale - La Rochelle S  Création en décembre 2022 au TNP Villeurbanne S Durée 2h15

Coréalisation MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Théâtre Nanterre Amandiers, Centre dramatique national

Du jeudi 9 au samedi 18 février 2023, mar.-vend. 20h, sam. 18h, dim. 12 & sam. 18 à 16h

MC93 — Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis - 9 boulevard Lénine 93000 Bobigny  www.mc93.com

TOURNÉE

Du 9 au 18 février 2023 MC93 — Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis en partenariat avec Nanterre-Amandiers

Les 1er et 2 mars 2023 La Coursive – Scène nationale de La Rochelle

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