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Arts-chipels.fr

Le Cœur au bord des lèvres. L’histoire moyen-orientale d’un espoir fou au féminin.

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Dans ce portrait attachant, mi-fantasmé, mi-réel de la chanteuse syro-libanaise Asmahan, née Amal El Atrache, se dessine une histoire de l’Orient dont les résonances se prolongent aujourd’hui.

Côté cour, une loge de salle de spectacles dévoile une table de maquillage avec son miroir et des costumes suspendus. Au centre un micro sur pied nous renvoie aux microphones montés sur supports amortisseurs à ressorts des années 1930 tandis que se précise, côté jardin, le propos, avec la présence d’un piano, d’un trombone et d’un accordéon. Entre micro et transistor, placé sur le devant de la scène, les accessoires sont prêts pour l’entrée en lice de la protagoniste : la chanteuse Asmahan, gloire incontestée des années d’avant-guerre en Égypte, star sulfureuse disparue en pleine jeunesse dans des circonstances mystérieuses et figure mythique, encore aujourd’hui, en Orient.

D’une Syro-Libanaise à l’autre

La narratrice, Dea Liane, n’est pas étrangère à Asmahan. D’origine syro-libanaise comme la chanteuse, émigrée comme elle – si Asmahan trouve refuge en Égypte, c’est en France que la comédienne est installée – Dea Liane, qui a découvert au hasard d’un emprunt de disque l’existence de la chanteuse, joue des effets de miroir qui alimentent son imaginaire. Parce que les deux familles se sont connues bien que les El Atrache aient été druzes et les Liane chrétiens, que son arrière-grand-oncle a sauvé la tête de deux cousins d’Asmahan pendant la rébellion druze et que des liens se tissent fantasmatiquement, reliant passé et présent, à travers une évocation qui conserve sa part d’énigme et de mystère. Dans le spectacle, le passage de l’une à l’autre constituera comme un leitmotiv courant sous la surface pour une interrogation qui touche à la condition des femmes orientales comme à l’évolution historique de cette portion du globe.

© Jean-Louis Fernandez

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Asmahan, une destinée hors du commun

C’est à partir de quelques documents d’archives, de deux films, de quelques enregistrements et des écrits, postérieurs à la mort de la chanteuse, que Dea Liane reconstitue – on devrait dire recrée – une biographie de la chanteuse. À peine quelques bribes, presque rien pour reconstruire une vie, mais une histoire en tout cas peu banale. Celle d’une princesse druze, Amal El Atrache, née, de manière prédestinée si l’on veut jouer des coïncidences, sur un vaisseau nommé « le Nil » – elle fera sa carrière au Caire –, alors que sa famille fuit le régime ottoman, et à laquelle la légende prête la prédiction « Tu es née dans l’eau, dans l’eau tu périras » alors qu’elle finira noyée, dans des circonstances suspectes, dans sa voiture. Cette matière à roman est alimentée par la singulière beauté de cette jeune femme aux yeux verts, chanteuse hors pair à la tessiture étendue qu’on salue comme la rivale d’Oum Kalthoum et qui fascine les hommes au point qu’elle encourt la jalousie de la reine d’Égypte. Elle s’enracine aussi dans son personnage de femme libre et rebelle, mariée contre son gré, divorcée deux fois, dont la dissolution à outrance dans la fête, les amants et les excès de toute sorte alternent avec des périodes de dépression tout aussi intenses. Une femme de la démesure dans un milieu et en un temps qui efface les femmes, une artiste disparue en plein éclat de sa gloire. Dea Liane interroge les manques, nourrit les absences, remplit les vides pour créer ce portrait de femme à cheval entre imaginaire et réalité.

© Jean-Louis Fernandez

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L’amour de la musique

C’est sous le signe de la musique que s’accomplit le destin hors pair d’Asmahan (« la Sublime »). Sa mère inculque à ses enfants, Farid et Amal, qui n’est pas encore Asmahan – son prénom, qui signifie « Espoir », lui est donné parce que la traversée, au cours de laquelle elle naît, passe tout près du naufrage) – le goût de la musique qui les rendra l’un et l’autre célèbres. Non seulement la jeune fille montre des dispositions exceptionnelles pour le chant mais, plus ouverte qu’Oum Kalthoum aux formes les plus diverses, et en particulier à la musique européenne, elle développe, dans une mélancolie poignante, des échos de tango ou de valse qui viennent se mêler au chant arabe. Avide de nouveauté en même temps que capable de prouesses vocales, Asmahan offre aux compositeurs de son époque des perspectives musicales qui la font préférer par Riad Al Sunbati, compositeur attitré d’Oum Kalthoum, à cette dernière. Cette relation Orient-Occident, le spectacle, mis en musique par le poly-instrumentiste Simon Sieger, formé au classique et musicien de jazz, en joue, lui aussi. À partir de thèmes empruntés à Couperin et à la musique baroque, il développe des formes contrapuntiques dans lesquels les volutes sophistiquées de la musique savante arabe rejoignent l’ornementation baroque.

© Jean-Louis Fernandez

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Une mort à la mesure de sa vie

Dea Liane ne néglige pas pour autant une autre facette du personnage. Car, sans engagement déclaré pour aucune cause, celle qui se noie dans la fête et l’oubli, qui mène sans souci du qu’en dira-t-on une vie heurtée, scandaleuse et en zigzag accepte, durant la Deuxième Guerre mondiale, de travailler comme messagère des Alliés pour négocier auprès de son ex-mari une non-intervention syrienne. Pour faire bonne mesure, la rumeur lui prête une amitié avec le général de Gaulle et des activités d’espionnage qui sont l’une des raisons avancées de sa mort, aussi romanesque que l’a été sa vie. Aussi sa disparition fait-elle l’objet de controverses. Lorsque la Rolls Royce où elle se trouve avec une amie plonge dans le fleuve, ce jour fatidique du 14 juillet 1944, et qu’on ne retrouve pas le chauffeur du véhicule, on attribue cet « accident » – en fait un assassinat – alternativement à tous ceux qui auraient eu motif de la faire disparaître – Anglais, Allemands, prétendants éconduits, jalousie d’Oum Kalthoum…

© Jean-Louis Fernandez

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Variations autour d’Asmahan

Les archives photographiques, cinématographiques et sonores se succèdent et s’interpénètrent. Utilisant le français et l’arabe égyptien, le documentaire et la fiction se fondent pour évoquer une vie où le réel devient inséparable de la légende et où le théâtre s’inscrit comme le medium privilégié de cette réalité fictionnelle où le thème coexiste avec ses variations. Comme les vagues viennent lécher le sable et s’y fondre, la musique chemine d’un bord à l’autre de la Méditerranée. Elle introduit et accompagne le parcours de la comédienne-autrice qui se place elle-même sur la route de la chanteuse qu’elle évoque. Parce que la destinée d’Asmahan est emblématique, qu’elle nous parle d’hier mais résonne aujourd’hui. À travers elle, au-delà de son statut de diva fascinante, elle nous raconte un temps où nombre de femmes du Moyen-Orient circulaient librement et sans voile dans les rues, où Le Caire était le siège d’une créativité débordante, où Daech n’existait pas. Évoquer aujourd’hui ce temps d’avant, plus libre, plus ouvert, peut apparaître comme le moyen de montrer que la réalité pourrait être autre, que la nostalgie qui émane de ces poignantes chanson d’amour évoque aussi un combat. Car lorsque le spectacle s’achève sur une image, placardée sur les murs de Beyrouth en 2019, c’est encore le portrait d’Asmahan qui apparaît. Cette fois,la bouche grande ouverte, elle crie « Révolution ! »

© Jean-Louis Fernandez

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Le Cœur au bord des lèvres - Asmahan / variation

S Texte et mise en scène Dea Liane S Composition musicale / arrangements Simon Sieger S Avec la collaboration artistique de Célie Pauthe S Interprètes Dea Liane, Simon Sieger S Traduction en arabe égyptien et voix du Journaliste Georges Daaboul S Création vidéo François Weber S Création lumières Sébastien Lemarchand S Scénographie Salma Bordes en collaboration avec Marianne Tricot S Costumes Anaïs Romand S Réalisation costumes Florence Bruchon, Pauline Kocher & Milena Sloata S Création et régie son Mélissa Vieille S Régie vidéo Lou Zimmer S Conseils coiffure Florence B. Coiffure S Films Regent Archives Jacques Haïk, Lamia Ziadé, Martina Catella, André Eskandar, Pauline Haudepin, Rémy Alexandre, Jérémie Bernaert S Production CDN Besançon Franche-Comté S Coproduction Théâtre National de Strasbourg S Création du 31 janvier au 3 février 2023 au CDN Besançon Franche-Comté S Durée 1h15

TOURNÉE

Du 9 au 22 février 2023 Athénée Théâtre Louis-Jouvet (saison Jeune création, avec Prémisses)

Les 2 et 3 mars 2023 Châteauvallon-Liberté, scène nationale de Toulon

Les 3 et 4 mai 2023 Comédie de Caen, CDN de Normandie

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