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Arts-chipels.fr

La Mouette. Rendre à Tchekhov toute sa complexité.

© Gilles Le Mao

© Gilles Le Mao

La mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman dresse avec acuité et finesse une galerie de portraits touchants et pleins d’humanité dans un monde où règnent, en maîtres incontestés, le théâtre et les considérations sur l’art qu’ils inspirent à Tchekhov.

Une fois de plus chez Tchekhov, c'est dans une maison de villégiature à la campagne, dans la résidence d’été de Sorine, un ancien conseiller d’État, que nous nous retrouvons. Banc et chaises de jardin en composent le mobilier. Une scène de fortune, composée de morceaux de madriers de bois brut assemblés et quelques feuilles d’arbres rappellent la nature environnante en même temps que le théâtre qui occupe l’esprit de la majorité des personnages. Au loin, en fond de scène, sur un immense panneau peint dont l’aspect  se modifiera au gré des heures du jour et des saisons se dessine un paysage abstrait, fond de ciel animé de nuages diffus ou lac d’où s’élève une brume impalpable qui masque des reliefs au lointain, on ne sait. Un décor cependant palpitant sous la lumière comme les tiraillements des personnages qui se passionnent et saignent sous les sunlights. Tchekhov avait imaginé quatre lieux pour ses quatre actes, dans et hors de la propriété, en extérieur et en intérieur. Brigitte Jaques-Wajeman les concentre, ramenant le spectateur vers les personnages qui s’y agitent.

© Gilles Le Mao

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Une galerie de personnages portés par la frustration

La galerie de personnages compte son habituel lot de comparses secondaires mais cependant emblématiques : le régisseur du domaine, homme grossier plus préoccupé de la survie matérielle de la propriété qui, ici, refuse des chevaux à son gendre qu’il n’estime pas comme il voudrait le faire aux propriétaires qui finissent par l’exiger, et son épouse, qui aspire à une autre vie en rêvant d’aventures amoureuses. Leur fille, Macha, ne supporte plus l’atmosphère familiale et finira, pour y échapper comme pour tenter de se sauver elle-même, par épouser l’instituteur, personnage falot et sans envergure qui se laisse maltraiter par sa femme comme par son beau-père. Comme un entomologiste penché sur une vitrine d’insectes épinglés, le docteur – figure récurrente chez Tchekhov qui était lui-même médecin –, est un observateur qui contemple ce petit monde en train de se défaire. Quant à Sorine, le propriétaire des lieux, on le verra au fil des actes se déglinguer peu à peu, vieillard de plus en plus fatigué qui s’achemine vers la mort, comme la société qu’il représente et qui vacille en cette toute fin de XIXe siècle.

© Gilles Le Mao

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Amours contrariées, passions impossibles

Avec Sorine sont arrivés Arkadina, une actrice à succès, et son fils, Treplev, qui traîne son mal-être dans l’ombre de sa mère. Arkadina est venue, accompagnée de son amant, Trigorine, un auteur réputé mais conscient qu’il n’égalera jamais Tourgueniev ou Tolstoï. Solitaire, il se réfugie dans des parties de pêche sur le lac pour soigner ses angoisses. Pour compléter le tableau, il y a l’ingénue, Nina, la voisine venue en cachette, attirée comme un papillon par la lumière. Macha aime Treplev qui est fou de Nina qui est fascinée par Trigorine qui finira par en tomber amoureux avant de la laisser tomber, justement. Arkadina est jalouse, la femme du régisseur pas indifférente au docteur, l’instituteur, qui aime Macha, considéré comme dernière roue du carrosse. Rien ne va plus au pays des amours comme dans la société, un thème que Tchekhov affectionne et qu’on trouve de manière récurrente dans son œuvre.

© Gilles Le Mao

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Quand le théâtre parle au théâtre

Le théâtre et l’art occupent une place centrale dans la pièce. Parce qu’Arkadina cite Hamlet à propos de son fils, qu’elle est en représentation permanente et se présente en diva capricieuse dirigeant son petit monde. Parce que le régisseur, prolixe sur les grands acteurs de l’époque, y fait constamment référence. Parce que Treplev, férocement critique de la manière dont sa mère pratique son métier d'actrice et choisit ses rôles, entreprend, pour qu'enfin elle le considère, de créer une pièce qu'il ambitionne novatrice sur la scène improvisée de la maison en choisissant Nina comme interprète. Parce que la passion de Nina est de devenir actrice et qu’elle quittera tout pour tenter d’y parvenir avant de finir comédienne de seconde zone. Et c’est dans ce même théâtre au plateau disloqué que les personnages viendront à la fin témoigner de leurs échecs.

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La question de l’art

Dans son plaidoyer pour un nouveau théâtre et sa proposition interrompue par l’agacement de sa mère, Treplev, avec maladresse et grandiloquence, emprunte les voies du symbolisme et de la poésie. Dans la mise en scène par Brigitte Jaques-Wajeman de cette séquence de théâtre dans le théâtre, passe le fantôme de Loïe Fuller et sa danse serpentine en ailes de papillon aux mouvements amplifiés par des voiles fixés sur des prolongements des bras. Treplev défend l’idée de l’art comme le fruit d’un rêve intérieur, et avant Paul Klee qui l’étendra au domaine de l’art, considère le théâtre non comme le moyen de reproduire le visible mais comme une manière de rendre visible ce que l'apparente réalité occulte. Lorsqu’il réclame des formes nouvelles, qu’il fustige le goût dominant, on devine Tchekhov derrière Treplev. Son attaque en règle contre le naturalisme est comme une réponse aux critiques que Tchekhov essuie quant à ses œuvres. Et le succès ne suffit pas lorsqu’il est question d’art. Le personnage de Trigorine est là pour le dire, convaincu qu’il est de la médiocrité de sa production littéraire mais cependant habité par l’idée de l’œuvre à accomplir qui est pour lui source de torture permanente.

© Gilles Le Mao

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La mouette, figure allégorique

La mouette que Treplev offre à Nina comme un symbole d’elle-même rejoint cette interrogation sur la figure de l’artiste. Comme l’oiseau en liberté, heureux près de son plan d’eau, elle aspire à s’élever dans les airs pour se consacrer à l’art. « Pour le bonheur d’être écrivain ou actrice, déclare-t-elle passionnément, je supporterais l’animosité de mes proches, le besoin, la désillusion, je vivrais dans un grenier, je mangerais du pain noir, je souffrirais de ma propre insatisfaction devant mes imperfections, mais en échange, j’exigerais la gloire, la vraie gloire… ». C’est en oiseau tué qu’elle est la victime désignée du chasseur Trigorine qui fait empailler l’oiseau et imagine la manière d’en faire une nouvelle : « Une jeune fille passe toute sa vie sur le rivage d'un lac. Elle aime le lac, comme une mouette, et elle est heureuse et libre, comme une mouette. Mais un homme arrive par hasard et, quand il la voit, par désœuvrement la fait périr. Comme cette mouette ». Elle devient le produit de son écriture lorsqu’il la traque, carnet de notes à la main. La Mouette-Nina qui revient à la fin, blessée à mort par le renoncement à ses ambitions, est une des multiples facettes de l’artiste.

© Gilles Le Mao

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Tchekhov en ses multiples peaux

Au-delà de sa volonté de mettre en scène toute la complexité de la vie, avec ses mensonges, ses illusions perdues et ses renoncements, il y a dans la Mouette quelque chose de très personnel, des éléments qui appartiennent en propre à l’auteur Tchekhov, à ses questionnements, et se refléchissent dans ses personnages. Comme une boule à multiples facettes qui renvoie chaque fois un reflet fragmentaire dont l’addition et la recomposition forment une image. Si l’image de l’auteur se reflète dans les remises en question de Treplev ou dans les angoisses de Trigorine, si le regard détaché que porte le docteur renvoie au regard critique de son auteur et que le docteur Tchekhov apparaît au détour du chemin, la relation de Trigorine et de sa « mouette » n’est pas sans rappeler la relation, en particulier épistolaire, que l’auteur entretint dix années durant avec la chanteuse Lika Mizinova, de dix ans sa cadette. Cette jeune fille, d’une beauté et d’une vitalité foudroyante, amie de la famille Tchekhov, illuminait les lieux par sa présence incandescente, son indépendance et sa liberté de parole. Tenue à distance par Tchekhov – elle lui reprochera, pour se débarrasser d’elle, de toujours la « jeter dans les bras d’un autre » – elle est cette vie autour de laquelle il tourne et avec laquelle il joue. Et, comme Trigorine, il crée son double par l’écriture à travers le personnage de Nina et, ce faisant, vide la jeune fille de la réalité de sa substance. Dans ce jeu des personnalités multiples, l’auteur devient un personnage caméléon qui s’habille des oripeaux de chacun de ses personnages.

Les comédiens, complètement engagés dans leurs rôles, font percevoir la complexité des attitudes des personnages qu'ils incarnent, leurs incertitudes, leurs errances, leurs inachèvements. Et la mise en scène, en ne privilégiant pas une lecture par rapport à toutes les autres mais en déployant l’éventail des interprétations en suspens dans l’œuvre réussit avec brio le pari de nous introduire dans cette ronde qui lie indissolublement les hommes avec la vie, l’amour, la mort et l’art.

© Gilles Le Mao

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La Mouette Anton Tchekhov / Brigitte Jaques-Wajeman. Texte français Gérard Wajcman

S Mise en scène Brigitte Jaques-Wajeman S Avec Pauline Bolcatto (Nina, actrice), Raphaël Naasz (Treplev, écrivain, fils d’Arkadina), Bertrand Pazos (Trigorine, écrivain, amant d’Arkadina), Raphaèle Bouchard (Arkadina, actrice, mère de Treplev), Sophie Daull (Paulina, épouse de Chamraiev, mère de Macha), Timothée Lepeltier Medvedienko (instituteur), Pascal Bekkar (Dorn, médecin), Fabien Orcier (Sorine, propriétaire du domaine, frère d’Arkadina), Hélène Bressiant (Macha, fille de Paulina & Chamraiev) & en alternance Vincent Debost / Luc Tremblais (Chamraiev, régisseur, père de Macha, époux de Paulina) S Collaboration artistique François Regnault & Clément Camar-Mercier S Scénographie Grégoire Faucheux S Accessoires Franck Lagaroie S Lumière Nicolas Faucheux assisté de Chloé Roger S Création sonore Stéphanie Gibert S Costumes Chantal de la Coste S Maquillage & coiffure Catherine Saint-Sever S Assistant mise en scène Pascal Bekkar S Administration Dorothée Cabrol S Diffusion Emmanuelle Dandrel S Coproduction Théâtre de la Ville-Paris – compagnie Pandora S Avec le soutien du Théâtre de Saint-Maur-des-Fossés – DRAC Île-de-France S Durée 2h30

31 janvier au 11 février 2024 à 20h / dim. 15h

Théâtre de la Ville – les Abbesses, 31, rue des Abbesses, 75018 Paris

01 42 74 22 77 www.theatredelaville-paris.com

TOURNÉE 2024

10 jan. 2024 Théâtre Roger Barat d’Herblay

15 fév. 2024 Théâtre d’Auxerre

5 - 6 mars 2024 Théâtre de Tulle - L'empreinte, scène nationale Brive-Tulle

14 - 15 mars 2024 Théâtre Maurice Novarina, Maison des Arts du Léman, Thonon-les-Bains

21 mars 2024 Atrium de Chaville

29 mars 2024 Théâtre Victor-Hugo, Bagneux

2 avr. 2024 Théâtre des Bergeries de Noisy-le-Sec

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