27 Mars 2023
Les écrits d’Hélène Bessette méritent largement d’être sortis de l’oubli. C’est ce que propose Laurent Michelin en explorant les limites entre jeu marionnettique et jeu théâtral, entre la figure humaine et son double.
Noire est la nuit dans laquelle apparaît une curieuse silhouette composite. Une forme, dotée de jambes humaines, dont le visage n’est qu’une absence masquée par une cagoule, porte sur son dos une créature volubile. La femme qui parle est la narratrice et l’on comprend vite que celle dont elle parle est celle qui la porte sur son dos. Madame Besson est là pour nous raconter l’histoire de cette invisible qui fut sa domestique, Ida, dont nous ne connaîtrons jamais le visage, toujours dissimulé sous un masque. Ida l’effacée s’effacera d’elle-même en se dissimulant derrière un voile tandis que sa patronne s’emparera de son histoire.
Une histoire toute simple en apparence
Ida est morte un jour d’été, renversée par un camion – « L’erreur fait le roman », écrit Hélène Bessette. Elle regardait trop ses pieds, et pas assez le monde autour d’elle. Projetée à huit ou neuf mètres de haut, elle est retombée telle une poupée de chiffon écrasée sur le bitume. Madame Besson évoque celle qui fut sans être, ombre silencieuse à peine animée d’un énigmatique demi-sourire, qui interdisait qu’on entre dans le jardin secret de sa chambre, cachait sa correspondance et ses lectures et n’arrosait les fleurs qu’une fois la nuit tombée. Et lorsqu’on lui en demandait la raison, elle reprenait la même antienne : « Je suis un oiseau de nuit ». De cette femme absente d’elle-même, réduite à sa fonction, ne demeure plus que la perception de celle qui la regarde, sa patronne, pour laquelle elle n’est rien de plus qu’une fonction, un outil de service parti sans crier gare ni donner de préavis et dont on se partage la dépouille – un très beau manteau laissé au pressing – sitôt la créature disparue.
L’écriture comme une mise en scène
Ce « roman poétique » comme le revendique Hélène Bessette nous fait pénétrer dans la tête de l’auteure pendant qu’elle choisit ses mots et ses effets. Elle utilise les ressorts de cette histoire banale pour la décoller du réel, déviant les apports dogmatiques du Nouveau Roman vers des échappées poétiques, non dénuées d’humour ni d’ironie grinçante. Dans ce roman publié en 1973, le théâtre et la littérature jouent au jeu des reflets. Diffracté, parfois dépourvu de ponctuation, opérant des allers-retours dans la temporalité de la vie d’Ida, intégrant au fil du récit des personnages annexes, jouant des silences qui sont des blancs dans la page, des répétitions aux infimes nuances infiniment signifiantes, tout en ellipses esquissées, en paroles non dites d’une éloquence certaine, utilisant le texte comme des didascalies, le verbe d’Hélène Bessette nous transporte dans un ailleurs qui abolit la temporalité, crée entre la réalité et l’imaginaire une paroi poreuse, incertaine, superposant flash-backs et présent, abolissant les transitions aux profit des visions. Les mots s’affrontent, se télescopent, chavirent, nous entraînent avant de nous planter là pour reprendre ailleurs ou pour devenir autres. Ils cheminent d’un personnage à l’autre, de la parole au cri, de la poésie à l’ironie et au rire à travers la seule présence de cette femme qui parle.
L’enfermement comme une règle
Elle tourne dans sa parole, cette femme que la créature-marionnette a portée jusque sur le devant de la scène. Un trait de craie enferme bientôt la patronne et son employée dans un même espace dans lequel le monde extérieur n’interviendra que par quelques indications tracées au sol : deux cercles, comme on dessine à la craie la silhouette des cadavres lors d’une investigation policière, le premier pour indiquer le lieu de la collision d’Ida avec le camion, le second le point de chute du corps, quelques traits verticaux pour matérialiser les badauds rassemblés autour du corps, quelques mots écrits en lettres capitales, à la manière de ceux qui apparaissent dans le texte – DANS LES CLOUS, ATTENTION, RIEN, NOUS PENSIONS QU’ELLE ÉTAIT COMME NOUS, FACE À L’ÉPOUVANTE, MAIS C’EST UN SUICIDE, NON. Un univers abstrait, mental, parcouru par le « fil » de la vie, dans lequel « chose » et « personne » se confrontent et s’affrontent comme dans une arène.
La névrose de la relation maître-esclave
Si les rôles semblent clairement établis au départ entre les deux personnages, l’un symbolisant le sujet, la patronne qui maîtrise jusqu’à l’évocation de son employée et des conditions de sa mort, l’autre sa créature-objet, les frontières deviennent floues et s’estompent. Parce que la patronne et la marionnette-employée vont se fondre en une entité unique. La « porteuse » en cagoule épouse bientôt la personnalité muette d’un masque aux traits de Madame Besson. Elle tisse une toile en se déplaçant autour de sa maîtresse avant de l’enfermer progressivement dans ses rêts puis de singer ses attitudes dans un parallélisme troublant. On pense aux Bonnes de Jean Genet jouant à Madame. Mais ici, dans un système à double détente, Madame joue Ida qui joue Madame jouant Ida sans qu’on puisse déterminer avec certitude qui est à la source du jeu. Entre les doubles se construit un jeu névrotique à la Escher ou, de la poule et de l’œuf, il devient difficile de déterminer lequel est premier.
Au jeu des doubles…
Laurent Michelin nous déplace plus loin dans l’incertitude et le no man’s land entre réel et imaginaire car les images se superposent dans ce récit à la frange de plusieurs histoires et font surgir un dédoublement des personnalités alors même que le texte dérape et qu’on ne sait plus qui parle. Est-ce Ida qui délire et s’imagine mettre ses pas dans ceux de sa maîtresse, entrer dans sa peau, ou sa maîtresse qui imagine la chose ? Le récit de la mort d’Ida est-il inventé ? Est-ce une projection de son fantasme ou de celui de Madame Besson ? S’agit-il d’un rêve sans autre consistance que la matérialisation d’un désir, qui laisse la porte ouverte à tous les possibles ? Est-ce une manière, pour Hélène Bessette de régler ses comptes avec la vie qui l’a contrainte, auteure reconnue par ses pairs mais boudée par le public, à survivre en faisant des ménages ? Dans le rapport entre personnage, marionnette er réel, le trouble qui émane de la lecture prend une dimension emblématique.
Le masque, entre soi-même et les autres.
Derrière le masque – et le carnaval en est un exemple révélateur – surgit une autre vision de soi, masquée par les usages de la vie en société. Une forme de vérité occultée par les diktats sociaux, que le masque fait ressurgir. Un miroir de l’âme qui reflète une altérité qui ne renvoie qu’à soi-même. Mais à la vision psychanalytique du masque comme reflet et révélateur s’ajoutent des prolongements bien plus archaïques. Car dans les civilisations anciennes, derrière le masque, ce sont les esprits des morts qui remontent à la surface pour venir hanter les vivants. Psychopompes, les masques permettent aux morts de s’insinuer, de se glisser subrepticement dans le monde des vivants pour le perturber. Ils reviennent du royaume des ombres comme le personnage-marionnette d’Ida qui va se glisser en Madame pour remonter à la surface de ses souvenirs. Mais cette entreprise n’est pas sans risque tant elle peut faire chavirer la raison. Et dans la zone grise où se mêlent conscience, mémoire et folie, où le fantasme du réel rejoint la réalité du fantasme, une femme se tient, qui finira sa vie, d’abord recluse et solitaire avant de sombrer dans la folie : Hélène Bessette, qu’il faut réentendre aujourd’hui, aussi bien pour la puissance de son écriture que pour la douleur que celle-ci laisse transparaître sous l’ironie, le fantasme et la poésie.
Je suis un oiseau de nuit. D’après Ida ou le délire de Hélène Bessette – éd. Le nouvel Attila
S Adaptation et mise en scène Laurent Michelin S Avec Christine Koetzel et Marion Vedrenne S Construction masque et costume Lucie Cunningham S Regard extérieur Pascale Toniazzo, Vivien Ingrams S Chargée de production/diffusion Margot Millotte S Production Compagnie En Verre et contre Tout S Spectacle tout public à partir de 14 ans S Création en octobre 2021
Du 20 au 30 avril 2023, du jeudi au samedi à 21h, le samedi et dimanche à 15h30
Théâtre de l'Epée de bois – Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ de manoeuvre, 75012 Paris