16 Novembre 2023
C’est sur les traces d’Arthur Schnitzler, dérangeantes pour l’ordre établi de son époque au point que l’œuvre fut censurée, que se lancent Johanny Bert et Yann Verburgh. Une ronde de la séduction et de l’amour à l’impact très fort, passée au filtre des arts d’aimer d’aujourd’hui.
C’est dans la pénombre que commence une histoire qui rappelle furieusement la caverne de Platon. Dans une obscurité qui ressemble à celle de l’esprit, ce ne sont pas des hommes mais des femmes qui sont prisonnières. Maintenues enchaînées dans le noir, dans l’ignorance de l’extérieur, elles ne perçoivent du monde que les ombres, qui sont toute leur réalité, de pâles auréoles lumineuses qui éclairent chichement la scène. Ne leurs parviennent que les échos des voix et des ambiances du dehors. Un jour cependant, l’une d’elles sort de la caverne. C’est l’éblouissement, la peur, la souffrance, puis la délivrance. Les marionnettes, maintenues dans la caverne viennent au jour et accèdent à la connaissance, comme les femmes trop longtemps maintenues sous le boisseau qui prennent leur envol. Un décollage qu’on reconnaît aisément tant il ressemble à l’aventure des femmes depuis l’origine des temps. Mais cette traversée semée d’embûches couvre tout le champ des différences sexuelles.
La Ronde, un cycle de la séduction et du désir fin de siècle
C’est dans la Vienne de la toute fin du XIXe siècle, en 1897, qu'Arthur Schnitzler, un jeune médecin, assistant de Sigmund Freud, écrit la Ronde – initialement nommée la Ronde d’Amour et amputée d’une part de son titre pour éviter la censure. Mais ce changement n’y fait rien. Publiée en 1903, l’œuvre est aussitôt interdite. Parce qu’elle prend de front la morale bourgeoise, qu’elle parle de séduction, de désir et de sexe, même si celui-ci n’est pas explicitement décrit, et qu’elle mêle et renvoie dos à dos des personnages de toute condition. Dans cette suite de dix scènes enchaînées mettant chaque fois face à face deux personnages de sexe opposé – il est impensable de parler d’autre chose que d’hétérosexualité à l’époque –, l’un des deux continue, dans la séquence suivante, l’aventure avec un personnage différent, jusqu’à la dernière scène où l’un des deux se trouve être aussi l’un des protagonistes de la première. La prostituée du début, alors associée au soldat, se retrouve avec un comte qui lui-même avait affaire dans la séquence précédente, avec une comédienne… Mariés ou célibataires, poète ou « monsieur », bourgeois et grisettes, hommes et femmes se livrent sur le mode amoureux à un jeu à la « j’en ai marre – marabout – bout de ficelle » qui reviendrait à son point de départ, provocateur, cyniquement humoristique et amoral.
La (nouvelle) Ronde, dans l’œil d’un cyclone du XXIe siècle
La question de l’amour, du désir et du sexe prend au XXIe siècle une coloration particulière tant la gamme de ce qu’on nommait autrefois « perversions » – qu’il s’agisse de sexe sans procréation ou d’amour hors mariage – a été mise au grand jour et est devenue partie intégrante de notre environnement. Le mariage pour tous a légalisé les unions homosexuelles, les trans circulent aujourd’hui en ville sans être passibles de poursuites pénales. Mais le problème n’est pas réglé pour autant, à la fois dans le regard des autres, d’une société qui n’a pas ou mal digéré les changements, et parfois même dans celui qu’on porte sur soi. Même s’il en est beaucoup question, l’épanouissement de la sexualité est loin d’être un fait acquis. C’est à cet ostracisme que ne dit pas son nom que s’attaque la galerie de personnages de Johanny Bert et Yann Verburgh. Sans être exhaustive quant aux typologies des pratiques sexuelles et amoureuses, elle rassemble un nombre de spécimens représentatifs de notre époque dont la nouvelle Ronde offre une diversité de relations emblématique.
Des personnages et des lieux de notre temps
Là où Schnitzler faisait apparaître un soldat, une grisette ou un comte, les personnages qui hantent cette nouvelle Ronde sont de notre époque. On y retrouve aussi bien une jeune femme qui veut à tout prix perdre sa virginité, fût-ce au prix d’étreintes furtives dans des toilettes, un employé du tertiaire et son chef – avec deux enfants, un garçon et une fille, il a coché toutes les cases de la « normalité » – qui se découvrent une passion de bureau, une femme au foyer, des drogués qui se font un petit rail en devisant de Stendhal ou des pratiquants du polyamour. Les prostituées y portent une crête d’Iroquois, on y voit traîner des créatures non identifiables entièrement gainées de cuir ou de plastique. On est dans le mélange des sexes, l’indécision sexuelle, des voix de femmes animant des personnages d’hommes et une femme guitariste déroulant ses rythmes hard rock sur un beat de boîte à rythme. Hétéro, homos et trans se succèdent dans un décor de toilettes taguées, de bureaux multipliés par leurs reflets, de boîtes de nuit ou de rues qui défilent sur un tapis roulant au fil des séquences, accompagnant la ronde qui entraîne l’employé bisexuel vers le bureau où son chef et lui forniqueront, le chef vers sa femme au foyer que le récit de l'expérience homosexuelle de son mari excite au point de les emmener vers un club échangiste et ainsi de suite.
Des marionnettes-personnages plutôt que des personnages-marionnettes
Là où Arthur Schnitzler suggérait, la (nouvelle) Ronde joue la carte de l’explicite, signe de l’émergence au premier plan des thèmes des sexes et du genre. Ici le sexe est « cru », sans masque ni détour, et l’on voit aussi bien une jeune femme de vingt-trois ans, encore « en mode pucelle » se déflorer avec un manche de brosse que des amours homosexuelles s’étaler dans un vagin. Un monde de la nuit où le SM se donne libre cours, où les verrous sautent. Parce que dire avec des marionnettes est plus aisé qu’avec des hommes et des femmes, et que la représentation distanciée laisse une liberté plus grande et la place à l’humour. Elles sont infiniment vivantes, cependant, ces marionnettes, qui réagissent comme des humains, elles ont les mêmes techniques d’évitement, les mêmes manières de se voiler la face. Et lorsqu'un homme de chair et d’os apparaît, c’est sous la forme d’un clone humanoïde de lui-même.
Une drôlerie inventive
Dans ce monde à l’envers où tous les coups – sexuellement parlant – sont permis, l’humour et l’ironie dominent et on navigue avec une distance réjouissante. Une femme explique à son partenaire la relation prédateur / proie, qu’il ne peut pas comprendre parce qu’il est du « bon » côté. Des homos masculins en pleine séance de drague discutent chiffons pour noyer le poisson avant de reconnaître l’inanité de la conversation, les bêtes de sexe ont le tuyau qui s’allonge façon trompe d’éléphant et les femmes au foyer, la tête dans la machine à laver, se désolent de ressembler à leur mère. Quant aux « transports » amoureux, c’est dans les airs, comme sur un petit nuage, en suspension, qu’il emporte les amoureux. Les beaux-arts sont de la partie côté imagerie et les vénus préhistoriques callipyges voisinent avec les poupées déstructurées érotisées de Bellmer ou les divinités colorées de Niki de Saint-Phalle. C’est réjouissant, fun, fin, fort et fûté. Si les personnages sont si drôles, c’est que, s’ils se contemplent dans le miroir de leur insatisfaction, ils n’en restent pas là. Ils secouent le cocotier, se métamorphosent, décident de se vivre avec leurs désirs, d’accéder à la vérité de leurs sens. Ils sortent de la caverne et en assument les risques. Car, à tout prendre, mieux vaut mourir en jouissant que d’être déjà mort en vivant sans jouir…
La (nouvelle) Ronde. D’après la Ronde d’Arthur Schnitzler
S Conception & mise en scène Johanny Bert S Commande d’écriture à Yann Verburgh (à l’exception de la scène 6, écrite par l’équipe du spectacle) S Dramaturgie Olivia Burton S Musique Fanny Lasfargues S Collaboration à la mise en scène Philippe Rodriguez Jorda S Scénographie Amandine Livet, Aurélie Thomas S Construction Décors Atelier du Théâtredelacité, Fabrice Coudert S Costumes Pétronille Salomé, assistée de Manon Gesbert, Adèle Giard & des stagiaires Manon Damez, Pauline Fleuret, Valentine Lê du TNS & Alice Louveau S Lumières Gilles Richard S Son Tom Beauseigneur S Création des marionnettes Laurent Huet, Johanny Bert, assistés de Camille d’Alençon, Romain Duverne, Judith Dubois, Pierre Paul Jayne, Alexandra Leseur, Ivan Terpigorev, Benedicte Fey, Doriane Ayxandri, Franck Rarog & des stagiaires Louise Bouley, Solène Hervé et Valentine Lê du TNS S Régie générale & plateau Camille Davy S Régie plateau Pascal Bouvier S Administration, production, développement Le Petit Bureau / Virginie Hammel, Nora Fernezelyi S Chargé de production à la création Thomas Degroïde S Acteurs marionnettistes Yasmine Berthouin, Yohann-Hicham Boutahar, Rose Chaussavoine, Elise Martin, George Cizeron, Enzo Dorr, Élise Martin & la musicienne Fanny Lasfargues S Production Théâtre de Romette S Coproduction Le Théâtre de la Croix Rousse – Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes de Charleville-Mézières – Le Bateau Feu, scène nationale de Dunkerque – Théâtre de la Ville-Paris – Malakoff scène nationale – Le ThéâtredelaCité, CDN Toulouse Occitanie – Le Sablier, Pôle des Arts de la marionnette en Normandie – Le Sémaphore de Cébazat – Le Trident, scène nationale de Cherbourg-en-Cotentin S Avec le soutien de Espace Périphérique (mairie de Paris – Parc de la Villette) – dispositif d’insertion professionnelle de l’ENSATT – Institut international de la Marionnette dans le cadre de son dispositif d’aide à l’insertion professionnelle des diplômé(e)s de l’ESNAM S Le Théâtre de Romette est conventionné par la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes, la région Auvergne-Rhône-Alpes et la Ville de Clermont-Ferrand. S Le Théâtre de Romette est compagnie en résidence à Malakoff scène nationale S Johanny Bert est artiste compagnon au Bateau Feu, scène nationale de Dunkerque, et artiste complice du Théâtre de la Croix-Rousse, Lyon S À partir de 16 ans S Durée 1h45
TOURNÉE
2023
7, 8 , 15 et 16 Décembre à 20h – Maison des Métallos - Paris
Et de Johanny Bert, d'après le texte de Catherine Verlaguet, le 14 Décembre à 20h, le Processus – Maison des Métallos - Paris
2024
6, 7 Février – CDN de Normandie-Rouen
14 Février – Le Sablier, CNMa - Ifs
13,14,15 Mars – Théâtre de Cornouaille - Quimper
26, 27, 28 Mars – La Coursive, Scène nationale de La Rochelle