28 Janvier 2023
Un pasteur qui transcrit en partitions, par amour d’une morte, les chants d’oiseaux et la respiration de la nature, voilà le curieux voyage auquel nous convie Pascal Quignard. L’histoire d’une passion traversée par le deuil, d’une solitude choisie, habitée et écologique.
Sur le sol, des dalles de cuivre oxydé figurent aussi bien une terre rongée par les intempéries qu’une mare aux eaux assoupies. Un homme s’y promène tandis qu’une femme semble en faire le tour. Lui, il est le révérend Simeon Pease Cheney. Il vit à l’écart des hommes dans un jardin qu’affectionnait sa jeune épouse défunte, disparue en donnant naissance à leur fille, Rosamund. Le chant des oiseaux et les plantes alentour le ramènent sans cesse au souvenir du paradis trop tôt perdu qu’il ne cesse d’entretenir à travers ce jardin. Celle qui fait le tour du domaine sans y pénétrer est sa fille. Rosamund aimerait partager les promenades de son père, gagner son affection, mais il la rejette d’autant plus violemment qu’en grandissant elle ressemble de manière saisissante à sa mère. Désespérée de ces tentatives soldées par autant d’échecs, elle décide de gagner la ville, New York, pour y découvrir la vie, les autres, connaître le contact physique d’un homme…
Un pasteur nommé Simeon Pease Cheney
Le révérend Cheney n’est pas pure invention issue de l’imagination de Pascal Quignard. Ce pasteur des Finger Lake, mort en 1889, savait écouter les oiseaux. Il était capable d’apprécier tous les détails de leur chant, d’en mesurer les hauteurs, d’en apprécier le rythme. À une époque où le magnétophone n’existait pas, il décida de transcrire leur chant sur des partitions musicales, attentif aux fréquences, aux hauteurs de voix, aux durées, aux répétitions ou aux modifications de la mélodie. Dans l’ouvrage qui fut publié de manière posthume par sa fille, ce fou de son déclarait : « Même les choses inanimées ont leur musique. Prêtez l’oreille à l’eau du robinet qui goutte dans le seau à demi-plein ». Si Anton Dvořák ne s’était pas pris de passion pour cet homme qui ramageait à l’oreille des oiseaux, sans doute ignorerions-nous ce personnage et sa quête hors du commun. Une musique des oiseaux qui transforme le coq en capitaine de la basse-cour et analyse le rythme presque sépulcral et lent du coucou à bec jaune, qui va s’accélérant pour éclater en bulles bruyantes et rapides. Sur ses traces, c’est à un exercice d’écoute que le spectateur est convié.
Un jardin mausolée
Dans ce jardin souvenir, soigneusement préservé par ce fou d’amour, la vie palpite. Le vent bruisse, l’eau ruisselle ou s’écoule goutte-à-goutte, une chaîne grince et cliquette, chaque oiseau y va de sa mélodie, un petit air qui lui est propre, un trille, un signal de danger, un roucoulement, un sifflement, un piaillement, un gazouillis, un pépiement. Le geai jacasse, l’alouette turlutte, le courlis siffle, le pinson fringotte, le merle flûte et chante. Cette symphonie qui envahit l’espace de la scène, les comédiens en font revivre le chant, rappellent les plumages, différenciant le merle noir du merle bleu ou du merle cendré, alternant noms français, latin et anglais dans une ritournelle qui est à elle seule un voyage. Le pasteur transi d’amour, à qui ses paroissiens reprochent de préférer la faune et la flore à ses ouailles, ne se contente pas de révérer ce jardin où subsistent les vestiges des travaux de son adorée et d’en consigner la palpitation secrète, tel le cœur qui bat en fond sonore, il le réinvente et compose, à partir de toutes leurs mélodies, une ode à l’épouse disparue que Pascal Quignard réinterprète au piano.
De l’incommunicabilité à la parole et au legs
Trois périodes caractérisent la pièce. La première évoque l’enfance de Rosamund, jusqu’à son départ, à vingt-huit ans, pour New York. Narratrice de l’histoire exclue du cercle paternel, elle tourne autour de ce jardin cuivré, inlassablement. C’est au public qu’elle s’adresse, lui qu’elle prend à témoin tandis que son père erre dans un espace d’où elle est exclue. Dans la phase citadine de son existence, c’est dans le parallélisme que s’élabore le récit de leurs deux vies tandis qu’apparaissent sur un rideau les images de gratte-ciel de la grande cité. Les deux comédiens sont alors côte-à-côte, étrangers l’un à l’autre, concentrés sur leurs récits qui n’interfèrent pas. Ils poursuivent leur monologue, indifférents, chacun dans son fantasme. La fin marque leurs retrouvailles et l’amorce d’un autre rapport entre père et fille, le rétablissement d’un lien d’où la relation incestueuse n'est pas absente. Ainsi, la fille prodigue qui revient au bercail pourra-t-elle prolonger l’existence paternelle et sa passion en publiant à compte d’auteur, en 1892, son livre insolite et unique, Wood Notes Wild, ces notes de la forêt sauvage qui forment comme un écho au transcendantalisme de la nature de Ralf Waldo Emerson, au souvenir du séjour dans les bois de Henry David Thoreau, ou à la poésie des Feuilles d’herbe de Walt Whitman.
Dans les méandres de la passion
Laurent Poitrenaux livre du personnage du pasteur Cheney une interprétation toute en intériorité et en finesse, traversée d’éclats de violence. Il fait entendre chaque segment du texte avec une clarté exemplaire, en détache les syllabes comme si le langage constituait une redécouverte. Il en marque les articulations, méticuleusement, à la manière du relevé maniaque des traces sonores que le pasteur Cheney, avec son oreille absolue, engrange. Il en fait sonner les assonances, en fait entendre la poésie. Autour de lui, Marie Vialle vibrionne, abeille industrieuse, infante avide d’explorer l’univers sonore qui l’environne, d’en reproduire les chuchotis et les bruits, les chants et les cris, conservant à travers déceptions et désillusions son pouvoir d’enchanter le monde. Entre traité d’ornithologie et nô japonais, pavane pour une épouse défunte, pièce sur la musique d’avant la musique et hommage à l’éternité de l’amour, Ce jardin qu’on aimait est animé d’une vibration subtile et persistante où la nostalgie, dans la solitude et le silence, le disputent à une beauté austère mais sensible.
Dans ce jardin qu'on aimait. D’après Pascal Quignard
S Conception et mise en scène Marie Vialle S Texte Pascal Quignard croisé avec des emprunts à Simeon Pease Cheney, Jean-Christophe Bailly, Blaise Cendrars, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Vinciane Despret, Marielle Macé, Chris Marker, Dominique Meens, Olivier Messiaen, Baptiste Morizot, Antoine Ouelette, JeanClaude Roché, Kōji Shidara ainsi que d’autres textes de Pascal Quignard S Adaptation David Tuaillon, Marie Vialle S Avec Laurent Poitrenaux, Marie Vialle S Scénographie et costumes Yvett Rotscheid S Création sonore Nicolas Barillot S Création lumière Joël Hourbeigt S Travail vocal et musical Dalila Khatir S Régie générale Antoine Seigneur-Guerrini S Chargée de production Ysore Bonnardel S Production Compagnie Sur le bout de la langue S Coordination de production Théâtre du Bois de l’Aune (Aix-en-Provence) S Coproduction Théâtre National de Nice, Châteauvallon-Liberté - Scène nationale de Toulon, Festival d’Avignon, La Comète - Scène nationale de Châlons-en-Champagne, Théâtre du Bois de l’Aune (Aix-en-Provence), Célestins - Théâtre de Lyon, Théâtre Garonne - Scène européenne (Toulouse) et Comédie de Picardie - Scène conventionnée d’intérêt national pour le développement de la création théâtrale en région (Amiens) S Soutien DRAC Auvergne-Rhône-Alpes, Activités sociales de l’énergie, Centquatre Paris et Théâtre de la Bastille S Remerciements à François Chattot, Martine Schambacher et Éric Didry
Du 16 au 24 janv. à 19h, du 25 janv au 2 fév. à 20h00, relâche les dim. & le 19 janv.
Théâtre de la Bastille - 76 rue de la Roquette 75011 Paris
01 43 57 42 14 www.theatre-bastille.com
TOURNÉE
8 au 11 février 2023 Théâtre Garonne Toulouse
28 mars au 7 avril 2023 Célestins Théâtre de Lyon
11 et 12 avril 2023 La Comète Châlons-en-Champagne