2 Décembre 2022
Cette œuvre symphonique au fort impact émotionnel fait résonner une spiritualité puissante où se rencontrent la difficulté d’être en même temps que l’oubli de soi de l’élévation soufie.
Ils sont soixante musiciens de l’Orchestre de Bourgogne, partiellement dissimulés, estompés derrière le voile de tulle qui les sépare de l’avant-scène. Leurs timbres puissants s’élèvent dans une musique toute en contrastes, en oppositions violentes, en allers-retours entre le grondement ontologique et profond qui sourd de la poitrine des tambours et fait trembler jusqu’aux tréfonds ceux qui les écoutent, et la délicatesse sans affectation de la mélodie qui lui succède et s’élève comme une vague que le reflux retire. Les voix singulières d’un contre-ténor, d’un récitant et d’un violon à l’âme symbolique, et celles d’un accordéon dans les replis duquel se cache la respiration viennent compléter cette partition chorale à laquelle répondent des percussions (tambour, tambourin, calebasse) et une voix venue d’Orient.
Une œuvre d’art total
Le propos qui rassemble Pierre Tilloy et le metteur en scène et récitant Frédéric R. Fischbach dans cette production du Grrranit, Scène nationale de Belfort, et de l’Orchestre régional de Bourgogne, rejoint les grands projets, qui ont traversé les siècles, de fusion des arts au sein d’un même spectacle, et qui s’inscrivent, quoique dans un autre registre, dans le droit fil des conceptions de la tragédie lyrique élaborées par Jean-Baptiste Lully, des comédies-ballets du XVIIe siècle et, de manière éclatante, dans les opéras wagnériens. Dans un grand écart qui part de la tragédie grecque et mène aux expérimentations du Black Mountain College en passant par le romantisme et les considérations esthétiques nées au début du XXe siècle, cette rencontre entre les arts de la scène – le théâtre, la musique et la danse – vise à extraire le spectacle de la catégorisation en genres qui lui est traditionnellement allouée pour en faire le médium d’un message hautement philosophique et symbolique. Cette invitation à sortir des cadres prend ici une forme de dialogue et d’osmose, dans un projet où chacun des arts n’est pas asservi à l’autre, mais considéré dans son autonomie et dans sa capacité à résonner par rapport aux autres. Une rencontre, une vibration mutuelle.
Orient et Occident
La démarche singulière qui lie Pierre Thilloy, un compositeur finaliste de nombreux concours internationaux et organisateur du festival de Caylus où se rencontrent idées, cultures et civilisations du monde, et les personnalités d’Habib Meftah, un chanteur, compositeur et percussionniste iranien, et la danseuse Rana Gorgani, Iranienne elle aussi et derviche tourneure, s’inscrit dans le droit fil du dialogue avec un ailleurs qu’il poursuit dans sa démarche. À cette association de trois personnalités fortes viennent s’adjoindre l’accordéon de Pierre Millet, comme pour unir art savant et art populaire, et le violon de Quentin Vogel, qui ajoute au registre de Rémy Brès-Feuillet, le contre-ténor, la voix singulière de cet instrument hors norme qui chante, pleure, crie et se lamente d’une manière plus qu’humaine.
Entre Claudel, Nostradamus et Djalal al-Dîn Rûmi
Dans le silence verbal assourdissant mais intensément peuplé qu’installe la musique, quelques textes émergent, telles des bouteilles à la mer portées par le courant. Ils peuvent être inventés, produits d’un langage imaginaire qui fait du son, tel le ôm primordial, fondateur, l’origine du souffle, une expression première rattachée à un grand Tout, ou se faire énigmatiques comme ce texte en latin de Pierre Tilloy qui appelle à la dissolution dans le silence et célèbre l’amour. Ils sont aussi le reflet noir et tourmenté du poète Paul Claudel, qui cherche Dieu dans les ténèbres et explore, sans espérance de havre, un exil sans fin ni route tracée, tout autant que la quête initiatique et obscure que propose Nostradamus dans des visions prophétiques où chacun glisse l’objet de sa propre quête. Parmi eux résonne la voix du Masnevi de Djalal ad-Dîn Rûmi, une des œuvres les plus influentes du soufisme et de la littérature persane, composée au XIIIe siècle, dont les distiques fondent ensemble amour charnel et amour divin – et on peut trouver révélatrice la légende qui veut que le poète, qui enseignait dans une madrasa, ait été atteint d’une folie qui l’ait amené à s’exprimer uniquement en vers avec rimes à l’hémistiche. Il y a quelque chose du haiku dans le texte déclamé par Habib Mefta, dont on regrette qu’il n’ait pas de transcription française à la scène pour en percevoir, par-delà la beauté, le sens, et dont la tonalité élégiaque charrie le regret d’une humanité dissociée d’elle-même.
Aux tourments, la réponse de la transe
Tandis que s’élèvent la plainte et la colère de l’orchestre et du récitant, deux nouveaux personnages sont apparus. Le premier, tel le cœur battant dans la poitrine, martèle sur une calebasse et au son d’un tambour un rythme sur lequel apparaît progressivement et presque imperceptiblement, la silhouette d’une derviche qui traverse la scène de part en part dans un lent cheminement glissé avant de se livrer, côté cour, à un lent tournoiement scandé par la musique qui s’accélère et ralentit, s’emballe et s’assagit au rythme des pulsations produites par l’orchestre et par les protagonistes qui l’escortent, le contre-ténor, les percussions et la voix d’Habib Meftah, le violon et les respirations du soufflet de l’accordéon. Durant quarante minutes, dans un mouvement de rotation continue dans lequel l’ample jupe longue de la danseuse forme comme des vagues qui se déplient, se déploient et tournoient au fil des accélérations et des ralentissements tandis que ses bras se déroulent telles des lianes coulant le long du visage avant de se développer dans l’espace, nous pénétrons dans un monde hypnotique détaché de toute autre réalité que ce mouvement permanent qui raconte un ailleurs, une vérité qui se dessine derrière les apparences.
Une danse lourde de sens
Il n’est pas innocent que cette danse – encore que le terme soit impropre tant sa fonction de truchement permettant d’accéder au divin à travers la transe, de se hisser hors et au-dessus du niveau de conscience qui règle nos vies marque l’art des derviches tourneurs – soit prise en charge par une femme, et Iranienne de surcroît. De par sa présence, elle clame que la spiritualité n’est pas affaire de genre et affirme une égalité de droits non seulement au plan législatif ou sociétal mais aussi dans l’accès au spirituel. De masquée derrière le chèche qui dissimule sa longue chevelure, ensevelie dans la masse du vêtement qui la recouvre, telle qu’elle apparaît au départ, la danseuse se sépare progressivement de ce qui la cache. Le chèche tombe, révélant une abondante chevelure noire et lustrée. Elle se dépouille, au fil du temps, des épaisseurs qui la recouvrent, le manteau, puis la robe blanche qui l’enveloppe. Métaphoriquement elle se dénude pour laisser voir des morceaux de sa peau et apparaître bras nus, sans cesser de tournoyer au rythme de la musique, affirmant sa nature féminine dans un univers où, traditionnellement, dominent les hommes.
Un cérémonial dans lequel se glisse le spectateur
Au-delà des significations diverses qui se superposent et si, peut-être, on aurait souhaité que la part de la musique soufie soit plus développée et qu’apparaisse, parmi les instruments, la flûte ney, cette flûte de roseau intimement liée à la musique savante des derviches tourneurs et à la poésie de Djalal ad-Dîn Rûmi, on se coule dans cette cérémonie « barbare » magique et épurée où les ténèbres le disputent à la lumière dans un combat immémorial. On est saisi par cette musique qui prend aux tripes et dont les basses résonnent à l’intérieur du corps. On se laisse entraîner vers des pays où le désespoir de l’homme se teinte d’éternité, dans un voyage à travers le temps et l’espace où Orient et Occident se rejoignent dans une volonté de transcendance qui n’appartient qu’à l’homme. Loin de renier leurs différences, elle les exalte dans un dialogue nourricier. Dans un décollement de la réalité, on fait un songe éveillé, en suspension entre des mondes.
Samā’ la lumière exilée - opus 259
Songe symphonique pour recitant, derviche tourneur, solistes d’Orient et d’Occident, orchestre, électronique & lumières de Pierre Thilloy, compositeur et artiste associé Grrranit SN - Label DGCA SACEM
S Frédéric R. Fisbach - metteur en scène S Walter Gratz – Dramaturge S Avec Rana Gorgani, derviche tourneure, Rémy Brès-Feuillet, contre-ténor, Habib Meftah – percussions, voix, Quentin Vogel – violon, Anthony Millet – accordéon, Orchestre Dijon Bourgogne, direction Joseph Bastian et Frédéric R. Fisbach, Pierre Thilloy, jeu S Création lumières Laurent P. Berger S Scénographie Frédéric Bourdeau S Direction technique Benabdellah Mokhtari S Régie générale et plateau Nicolas Erard S Ingénieur son Léo Pétrequin S Régie lumières Océane Boffy Chargée de production S Jean-Luc Hedrich Responsable communication S Romain Holubko Chargé communication S Captation vidéo & teaser Carbone Cafe et LCA Agency S Modélisation Spatialisation Son Prosper Luchart In Khaos S © Éditions musicales de la Salamandre S Samā’ la lumière exilée - opus 259 est une production du Pôle Résidences et Crrréations du Grrranit Scène Nationale Belfort S Production & Diffusion GRRRANIT Scène Nationale Belfort - Direction Eléonora Rossi S Coproductions | Orchestre Dijon Bourgogne | Ministère De La Culture et de la Communication DGCA | SACEM | Scènes Du Jura – Scène Nationale | Scène conventionnée La Maison – Nevers | L’ARC Scène nationale – Le Creusot | Association Xanadu | Institut français Ankara – Turquie | Éditions musicales de la Salamandre S Création le 29 novembre 2022 à la Maison du Peuple à Belfort, avec l’Orchestre Dijon Bourgogne, direction Joseph Bastian
TOURNÉE
2 décembre 2022 - Scène nationale L’Arc Le Creusot - avec l’Orchestre Dijon Bourgogne
9 décembre 2022 - Scène Conventionnée La Maison – Nevers - avec l’Orchestre Dijon Bourgogne
13 décembre 2022 - Scènes du Jura - Scène nationale - avec l’Orchestre Dijon Bourgogne
Dates à venir - Opéra de Dijon - avec l’Orchestre Dijon Bourgogne
2023
Italie (avril/mai, en cours)
Montpellier Festival Arabesques (en cours)
Théâtre national de Nice (en cours)
Châteauvallon Liberté - Scène nationale Toulon (en cours)
Octobre 2023 Maroc, Festival des musiques soufies de Fès (en cours) et autres villes