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Arts-chipels.fr

Racine carrée du verbe être. La mesure poétique de l’incommensurable réalité.

© Simon Gosselin

© Simon Gosselin

Dans ce beau, foisonnant et passionnant spectacle-fleuve, Wajdi Mouawad offre une traversée de la mémoire en même temps qu’une réflexion sur l’identité nourrie par l’exil et un voyage vers les possibles de l’Être.

Et si, devant une fourche offrant deux chemins, vous aviez opté pour la voie de gauche au lieu d’avoir pris la droite, comme vous l’avez fait ? C’est le postulat qui sous-tend et fonde l’interrogation de Wajdi Mouawad. En août 1978, alors que la guerre civile ravage le Liban, que chrétiens, chiites, Palestiniens et druzes se déchirent, parfois à l’intérieur même de leurs propres communautés, et que les forces israéliennes interviennent, ses parents décident de quitter le Liban pour échapper au conflit. Prévoyant, le père de l’auteur a fait faire des visas en avance, le premier pour la France, le second pour l’Italie. Aussi, lorsque partir devient l’urgence, c’est le premier billet d’avion disponible qui commande la destination. Au jeu du hasard, Paris remporte la palme. Près d’un demi-siècle plus tard, l’enfant Wajdi Mouawad, devenu auteur dramatique et directeur de théâtre, choisit, pour réfléchir sur ce qui nous fonde, l’autre hypothèse : un départ pour l’Italie.

© Simon Gosselin

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Une temporalité éclatée mais un comptage du temps

Lorsque que commence le spectacle, un vieil homme et un enfant devisent à l’avant-scène tandis que passent, dans un vacarme assourdissant, des avions. Nous sommes en 1978 au Liban et le jeune Talyani a dix ans. Avec son grand-père, ils se posent des devinettes et s’interrogent sur les formes géométriques et sur la plus simple d’entre elles : le carré. Une forme parfaite mais sans existence dans la nature. Un produit de l’esprit, dépourvu de réalité et pourtant bien réel. Ils se promènent, en passant par Goethe et la Grèce antique, dans le paysage de la magie des nombres que pose le carré. Et aux nombres dont les racines successives conduisent à deux, comme les hypothèses qui vont gouverner le départ de la pièce : Rome ou Paris… Les sauts dans le temps nous conduiront en août 2020, quand une gigantesque explosion souffle une partie de Beyrouth et que le fond de scène vole en éclats qui ne cessent de tomber à rythme ralenti. Elle fait éclater aux yeux du monde l’incurie du gouvernement libanais et consacre la mise à mort définitive d’une image du Liban, prospère et multiculturelle, posant à nouveau l’exil comme seule alternative à la jeunesse. Le spectacle s’achèvera en 2052 où un enfant, à nouveau, rebat les cartes pour explorer avec son grand-père le champ des possibles.

© Simon Gosselin

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Au grand jeu des doubles

L’enfant Talyani est l’un des doubles que se plaît à semer, au fil de son œuvre, Wajdi Mouawad. Reprenant le leitmotiv shakespearien « La vie est un théâtre », l’auteur affectionne de se saisir du théâtre pour approcher la vie. Talyani est devenu adulte et le maître du jeu nous en propose plusieurs versions : un chirurgien cynique, égocentrique et vénal, un tueur « pour rien » qui attend son exécution capitale au Texas, et un troisième encore, peintre en mal de sens pour alimenter son inspiration. Autour d’eux, une galaxie de personnages. On y retrouve l'échelle des générations des membres de la famille, haïssables ou attentionnés, aux traits grossis, excessifs, traînant chacun ses névroses et ses tonnes de non-dits qui trouvent justement là à s’exprimer. S’y ajoutent les étrangers pris dans leurs tissus relationnels. Les différents « visages » de Talyani sont d’abord traités individuellement dans des séquences spécifiques et dans des décors individualisés. Mais les règles du jeu se brouillent, les décors jouent la simultanéité, les séquences passent de la successivité à la juxtaposition puis au mélange, les comédiens endossent les multiples rôles qu’ils occupent dans les portions de vie des versions de Talyani en jonglant d’un personnage à l’autre. Tout ceci pour qu’au bout, inéluctablement, les pistes convergent vers une interrogation sur l’être.

© Tuong-Vi Nguyen

© Tuong-Vi Nguyen

L’essentiel est invisible pour les yeux

À travers ces leçons d’exils et de ténèbres, traversées de documents d’archives telles les explosions de Beyrouth ou les recherches des sauveteurs errant dans les décombres, des fils courent souterrainement, des rhizomes qui brisent la solitude verticale des destinées individuelles des arbres pour révéler les échanges qui s’effectuent, avec les racines, sous la surface. Cette connexion intime de la nature est aussi notre lot d’humains. Car notre rhizome existentiel est formé de ce qui fut comme de ce qui ne fut pas, de nos rencontres comme des absences, de l’existant comme de ce qui aurait pu être. Des scientifiques traversent le champ de mines où s’affrontent les personnages pour hisser les aventures individuelles au niveau de la réflexion philosophique. Ils nous entraînent sur les chemins d’une vérité fluctuante, même pour ce que nous appelons « réel ». Ils mettent en évidence que notre manière de voir et de nommer définit la réalité et lui donne une forme inséparable de la pensée. Poser l’affirmation de l’existence d’une réalité objective, mesurable, revient à chercher la quadrature du cercle.

© Simon Gosselin

© Simon Gosselin

Carré de l’hypoténuse et racines de l’être

C’est dans ces non-coïncidences des supputations du réel et dans nos « aspirations-vers » que nous nous définissons. Dans ce « chemin mystérieux » qui « mène vers l’intérieur ». Un « à-peu-près », un « environ », un « presque », un « si », un « pas d’équerre », doublés de risque, dans lesquels s’inscrivent le rêve et le désir, la création aussi, et qu’illustrent les différentes versions du personnage de Talyani. Dans cet effleurement perpétuel, se mettre la tête au carré n’est pas de mise. C’est pourtant toujours autour du carré que s’élabore la réflexion, à partir, en particulier, de sa division en deux triangles, deux individualités (1 + 1), dont chaque côté de l’angle droit représente une unité. C’est dans la mesure amoureuse de ce qui les relie et les compose, l’hypoténuse, que nous trouvons à nous définir. Racine de la somme des carrés des côtés, soit racine d’un au carré plus un au carré, soit 2, cette hypoténuse-là (√2) ouvre ses portes sur l’infini parce qu’elle est un nombre incommensurable. Autant que les versions possibles des histoires que nous conte Wajdi Mouawad sur la multiplicité de l’être et sur ce qui le forme. Autant que l’émotion qui saisit à l’évocation des exils potentiels ou vécus qui traversent la pièce, de la mémoire des guerres et des exterminations qui inscrivent leurs versions de la réalité. Autant que la vie même.

© Tuong-Vi Nguyen

© Tuong-Vi Nguyen

Racine carrée du verbe être

S Texte et mise en scène Wajdi Mouawad S Avec Maite Bufala (Frieda Rossi, une journaliste, une bénévole, Nina, Frida, Hope), Madalina Constantin (Astrid, Aïda, Sonia), Jade Fortineau (Wanina, Hînd, l’avocate, Athéna), Jeremie Galiana (Giacomo, un journaliste, Wyo, Ingo), Delphine Gilquin (Paola Neri, une journaliste, une femme, Coli, Lana), Julie Julien (Joane, Hanane), Jerome Kircher (Talyani Waqar Malik), Norah Krief (Layla), Maxime Le Gac-Olanie (l’animateur, un journaliste, l’infirmier, Hiram, Johnny, le commissaire, le policier), Wajdi Mouawad (Talyani Waqar Malik), Anna Sanchez (une femme, Docteur Bessaud, Cassie, l’inspectrice), Merwane Tajouiti (Dean, un gardien, Marwan, Huck), Richard Theriault (Angelo, un journaliste, le père, Gilles Parent, Mr Clyde), Raphael Weinstock (Nabil) et Balthazar Baglione, Adam Boukhadda, Colin Jolivet, Meaulnes Lacoste, Theodore Levesque, Ulysse Mouawad, Adrien Raynal, Noham Touhtouh (en alternance) et les voix de Juliette Bayi, Maite Bufala, Julien Gaillard, Jacky Ido et Valérie Nègre S Assistanat à la mise en scène Cyril Anrep et Valérie Nègre Dramaturgie Stéphanie Jasmin S Scénographie Emmanuel Clolus S Lumières Eric Champoux S Conception vidéo Stéphane Pougnand S Dessins Wajdi Mouawad et Jeremy Secco S Musique originale Paweł Mykietyn S Conception sonore Michel Maurer assisté de Sylvère Caton et Julien Lafosse S Costumes Emmanuelle Thomas assistée de Lea Delmas S Maquillages et coiffures Cécile Kretschmar S Couture Anne-Emmanuelle Pradier S Interprète polonais Maciej Krysz S Suivi du texte et accompagnement des enfants Achille di Zazzo S Régie générale Christian Lacrampe, Éric Morel S Régie son Éric Georges, Annabelle Maillard S Régie lumières Gilles Thomain, Stéphane Touche S Régie vidéo Ève Liot, Xavier Prévot S Régie machinerie Sébastien Dupont, Adrien Geiler S Répétiteur français Barney Cohen S Professeur de trompette Roman Didier S Stagiaires en scénographie Aline Boubée de Gramont et Fantine Guyot S Stagiaires à l’assistanat à la mise en scène Juliette Bayi et Büke Erkoç S Techniciens son Emmylou Baubat, Kevin Cazuguel, Mathias Chergui S Techniciens lumières Pascal Levesque, Olivier Mage Cintriers Farid Aberbour, Lino Dalle Vedove S Machinistes Yann Leguern, Ruben Veau Accessoiristes Griet De Vis, Manuia Faucon Habilleuses Lucie Bernier, Léa Delmas, Isabelle Flosi, Laurence Le Coz S Constructeurs Mickaël Franki, Vincent Insel, Louis Kralj, Didier Kuhn, Sarah Lebriand, Grégoire de Lorgeril, Yannick Loyzance, Myrtille Pichon et Pipa S Avec la participation en répétitions de Yuriy Zavalnyouk S Construction du décor Atelier de La Colline S Remerciements Ralph Amoussou, Lubna Azabal et Charlotte Farcet pour leurs précieux apports en répétitions, et à Jason Adkins, Gilles Clément, Michel Derain, Vassilis Doganis, Arnaud Gaillard, Francis Hallé, Dr. Hassan Hosseini, Odette Makhlouf, Chloé Mazlo, Naji Mouawad, Étienne Parizot, Serge Tisseron Le cours de mathématiques a été relu par Naji Mouawad et Étienne Parizot Production La Colline – Théâtre national S Avec le généreux soutien d’Aline Foriel-Destezet S Le triptyque est une œuvre peinte par Wajdi Mouawad S Durée 6h

Du 20 septembre au 22décembre 2024. Jeudi et vendredi à 17h30, samedi à 16h, dimanche à 13h30

La Colline – Théâtre national - 15 rue Malte-Brun, Paris 20e

01 44 62 52 52 et billetterie.colline.fr• www.colline.fr

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