21 Décembre 2022
Se bercer d’illusions. Aucune formule ne s’applique plus à cet étrange objet théâtral d’Eduardo De Filippo qui navigue en permanence entre l’imaginaire et la réalité, la raison et la croyance aveugle. Une dé-monstration qui nous renvoie à une réflexion sur le théâtre, mais aussi sur le théâtre du monde.
Dans les salons et les jardins de l’hôtel Métropole, quelques riches oisifs traînent un ennui de bon ton, ponctué de messes basses et de commérages. Parmi eux, un couple plein de morgue qui s’attire l’inimitié de tous, et une photographe qui semble poursuivre le mari de ses assiduités. Une idylle se noue devant les yeux – qui ne veulent pas voir ? – de l’épouse. Bientôt, on apprendra que les deux amants ont décidé de fuir ensemble. C’est alors qu’entre en scène un magicien, un vieil illusionniste fatigué qui traîne ses tours d’établissement en établissement, sans grande conviction hormis celle qu’il faut bien vivre.
Illusion et poudre aux yeux
Le public le découvre sous ses deux facettes. D’un côté le cachetonneur sans envergure qui a de lui-même une vision parfaitement désabusée et cynique. De l’autre, le manipulateur encore capable de faire douter ceux qui l’approchent et s’interrogent sur ses pouvoirs, le marionnettiste qui aime à exercer son pouvoir sur les autres. Tout l’art d’Otto réside dans cette capacité qu’il a de faire prendre à son public des vessies pour des lanternes et de leur faire croire que même le doute qu’il éprouvent en face de lui, de fait, n’existe pas. Dans ce rôle, Serge Maggiani qui, pour l’occasion, s’est mué en manipulateur de cordes qui se rigidifient pour devenir bâtons ou de baguettes transformées en foulards, parcourt la gamme de l’ambiguïté du personnage. Sa victime désignée, c’est Calogero, la femme trompée, car l’illusionniste a été payé par le mari et sa maîtresse pour faire accroire que la disparition de celui-ci résulte d’un tour de magie. Otto l’a remisé, affirme-t-il, dans une boîte qu’il confie à l’épouse. À elle de décider jusqu’à quel point elle a confiance en son époux. Si elle le croit fidèle, il lui suffit d’ouvrir la boîte et son mari réapparaîtra. Si elle se trompe, il disparaîtra à jamais. Alors, l’ouvrira ou l’ouvrira pas ? Hésitations, tergiversations, dilemmes sont au programme…
Réalité des faux-semblants et illusions de la réalité
Au fil du temps, Otto réussit à persuader Calogero de la véracité de ses affirmations et de la présence de son mari dans la boîte mais celle-ci hésite toujours entre ouvrir la boîte ou pas, croire ou ne pas croire en la fidélité de son époux. Aussi, lorsque le mari, lassé de sa liaison passagère, se décide à réintégrer le bercail, Calogero, qui n’a toujours pas ouvert la boîte, le prend pour une illusion créée pour l’abuser. La réalité se mue en imaginaire et on jongle entre le vrai et le faux comme la mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota jongle avec le texte et ses personnages. Car si pour Eduardo de Filippo, Calogero est un homme, que sa femme quitte pour un autre, la mise en scène inverse les genres. Au jeu des faux-semblants et des usurpations, le théâtre joue avec le texte et se joue du texte, comme celui-ci mêle réalité du théâtre et théâtre de la réalité.
Une illusion très « politique »
La pièce est écrite en 1948. L’Italie sort tout juste de la dictature de Mussolini et du fascisme. Pour Eduardo De Filippo, l’illusionnisme fait de légèreté et d’optimisme de sa jeunesse théâtrale a sombré, remplacé par la tromperie des affaires humaines. Les pièces qu’il écrit alors, regroupées sous l’appellation de Cantate des jours impairs, portent la marque de l’amertume et de la déception. La pièce résonne de l’écho, encore proche, du martèlement des bottes des chemises noires fascistes et de l’auto-gargarisation des déclarations du Duce, réverbérées par les multitudes de haut-parleurs installés dans la ville. Quand le magicien s’aide d’un enregistrement sur disque d’applaudissements pour mieux ferrer sa victime, il fait revivre la clameur des grands défilés et des rassemblements populaires et le mot « propagande » s’affiche alors mentalement dans nos cerveaux. Quant au personnage de Calogero, enfermé en lui-même, il poursuit, dans un schéma très pirandellien, sa propre fiction, à laquelle il veut croire contre la réalité. Un monde imaginaire où le faux est donné pour vrai et vice-versa.
Entre vérité et mensonges
Les personnages sont pris au piège du rôle qu’ils ont accepté de jouer. Ils sont victimes consentantes et complices d’une situation qu’ils ont reprise à leur compte. Ce voyage à l’intérieur des têtes, des consciences, est rythmé par un aller-retour permanent, tout au long de la pièce, entre le réalisme qu’offrent les acteurs réunis sur le plateau et une toile de fond vidéo qui, développant des motifs d’art cinétique à la manière de Vasarely, explore les ondes produites par le cerveau. Ainsi l’intérieur des êtres entre en vibration avec l’extérieur et le fantasme s’installe dans la réalité au point qu’il n’est plus possible de séparer le vrai du faux et que se projette dans le réel une part de l’imaginaire. N’est-ce pas ainsi que nos sociétés, soumises aux guerres médiatiques et aux réseaux sociaux, fonctionnent aujourd’hui ? S’ouvre en grand la porte – qui n’est pas d’ivoire et de corne – qui installe une illusion où les mots d’« infox », de « manipulation » et de « complotisme » font leur entrée. Sur la scène du grand théâtre du monde et des petits théâtres individuels, un petit nouveau s’est invité. Il a nom illusion généralisée…
La Grande Magie S Texte Eduardo De Filippo S Traduction Huguette Hatem
S Mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota S Assistants à la mise en scène Julie Peigné, Christophe Lemaire S Scénographie Yves Collet, Emmanuel Demarcy-Mota S Lumières Christophe Lemaire, Yves Collet S Costumes Fanny Brouste S Musique Arman Méliès S Vidéo Renaud Rubiano S Conseiller magie Hugues Protat S Son Flavien Gaudon S Maquillages & coiffures Catherine Nicolas S Accessoires Erik Jourdil S Training physique Sarah Silverblatt-Buser, Arthur Sidoroff, Claire Richard S Stagiaire mise en scène Léo Majka S Assistant lumières Charly Hové S Assistante costumes Tifenn Deschamps S Réalisation costumes Albane Chéneau, Charlotte Coffinet, Castille Schwartz Stagiaire costumes Chloé Boubault S Assistant magie Philippe Beau S Construction décor Espace & Compagnie, Tako Prod S Avec la troupe du Théâtre de la Ville Serge Maggiani (Otto Marvuglia), Valérie Dashwood (Calogero Di Spelta), Marie-France Alvarez (L’Amante du Mari / L’inspectrice), Céline Carrère (Mme Zampa, une cliente de l’hôtel / La Mère de Calogero), Jauris Casanova (Le Mari de Calogero / Roberto Magliano), Sandra Faure (Zaira, Femme d’Otto), Sarah Karbasnikoff (Mme Locascio, une cliente de l’hôtel / la Sœur de Calogero), Stéphane Krähenbühl (Gervasio Penna, comparse d’Otto / le Frère de Calogero), Gérald Maillet (Arturo Recchia, comparse d’Otto / Gennarino Fucecchia, serviteur de Calogero), Isis Ravel (Amelia Recchia, fille d’Arturo), Pascal Vuillemot (le Garçon de l’Hôtel Métropole) S Production Théâtre de la Ville-Paris S Création le 7 déc. 2022 au Théâtre de la Ville-Espace Cardin S Durée estimée 1h45
7 – 23 décembre 2022 & 3 – 8 janvier 2023 20h / dim. 15h
Théâtre de la Ville-Espace Cardin - 1, avenue Gabriel, 75008 Paris