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Arts-chipels.fr

Il n’y a pas de Ajar. Au jeu des identités, ne vaut-il pas mieux se perdre que se trouver ?

© Pauline Le Goff

© Pauline Le Goff

« Je » ne devrait-il pas être un autre ? À travers le dédoublement Gary-Ajar et ses échappées belles, qui pourraient être multipliées à l’infini, ce « monologue contre l’identité » a les allures d’un réjouissant jeu de piste piégé dans les reflets de miroirs.

Dans l’obscurité du plateau, seule une petite lampe diffuse une chiche clarté. Une voix s’élève. Elle raconte que Romain Gary est mort : le 2 décembre 1980, il s’est tiré une balle dans la gorge. Elle fait écho à des bribes à peine audibles qu’on entendait précédemment dans la salle. Il y était question de la Vie devant soi, un roman d’un certain Émile Ajar – l’un des nombreux doubles de Romain Gary – qui avait obtenu le Goncourt. L’endroit où nous nous trouvons ? Une cave, obscure comme les profondeurs de la conscience, ou la caverne de Platon, au sol recouvert de plastique noir – il dévoilera, au fil du spectacle, les accessoires de la transformation du personnage caméléon qui l’habite.

Existences hybrides

Celui ou celle qui parle est d’un sexe incertain. La voix grave, le pantalon d’homme, le blouson de cuir, la chemise, les cheveux courts laisseraient penser que l’individu est du genre masculin, ce que souligne la petite moustache qui ombre ses lèvres. Mais on devine que son tracé noir résulte du maquillage et que sous cette apparence masculine se dessine une femme. On le-la verra se métamorphoser sans cesse au fil du déroulé de la pièce, comme s’il ne lui était pas possible de se fixer une identité – adulte ou enfant, chevalier ou geisha, nu recouverte de fleurs et de tatouages ou clochard.e trop propre pour être livré.e à la clochardise... Les cartes sont brouillées, comme Ajar avait mélangé celles de Gary pour disparaître en tant que Un, se faire multiple, devenir insaisissable.

© Pauline Le Goff

© Pauline Le Goff

Les enfants d’Abraham

Notre personnage ne s’appelle pas Émile mais Abraham, comme le descendant de Noé, le père fictif de toute l’humanité, mais il est aussi celui qui sacrifia son fils unique en signe d'allégeance à Dieu et le patriarche des trois religions du Livre – la juive, la chrétienne et la musulmane. Le commencement de l’alphabet, l’aleph, comme pour Ajar, le début du monde. Les histoires se mêlent, entre Terah et « taré », entre Cahors où Gary fut, à sa demande, interné et la Chaldée – Abraham est originaire d’Ur –, entre ce nom de Dieu consonantique et imprononçable qui ressemble furieusement au souffle originel source de vie, entre les noms d’Abram et d'Abraham, le père « exalté » devenu père « d’une multitude de nations ». Le paysage est à dessein brouillé, les références se mélangent. On suit des chemins tortueux entre les langues, entre les religions, entre les définitions de soi.

© Pauline Le Goff

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L’épineuse question de l’héritage

On questionne le père, l’origine, et son refus des disciples. Dès lors, s’inscrire dans la filiation devient trahison, en sortir manquement à la parole donnée. Un bon moyen de n’être jamais au bon endroit, de ne jamais pouvoir se situer. On passe par la psychanalyse, et on rappelle en passant ce juif qui a inventé le concept de refoulement. On met en question les héritages d’où qu’ils viennent, la « mémoire » que se transmettent les juifs de génération en génération comme si l’on pouvait considérer que certains éléments sont inaltérables, qu’ils peuvent être écrits pour l’éternité des temps – l’exemple pourrait, d’ailleurs, en être étendu. L’entre l’inné et l’acquis, on installe l’épigénétique, cette mystérieuse mémoire non génétique mais pourtant héréditaire qui se transmet aux descendants sans passer par quelque transmission orale ou écrite que ce soit, qu’on a décelée chez les enfants de victimes de la Shoah.

© Pauline Le Goff

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Une « pureté » suspecte et illusoire

La circoncision devient matière à paradoxe et Delphine Horvilleur s’amuse de ce « truc en moins » qui devient « truc en plus » chez les tenants du « peuple élu » sans que cela trouble leur définition de l’identité. C’est pourtant dans cette dernière que se dissimule la source de bien des maux. Ils s’ancrent dans un rattachement au parfum d'exclusion nommé communautarisme qui a pour corollaire le refus obstiné de naviguer sans être sûr d’être tout à fait soi, le refus de n’être qu’une inexistence riche de multiples existences. On rejoint Gary-Ajar sur la pente raide mais nécessaire de la confusion de soi. Car l’identité dévore et tue, la croyance exclut, elle conduit à l’endogamie – une catastrophe génétique – et au clonage. La « pureté » est illusion, miroir aux alouettes…

© Pauline Le Goff

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L’humour en soi pour rire de soi

Une forme de colère affleure dans ce plaidoyer réverbéré par les multiples facettes des miroirs qui peuplent la scène. Une indignation, qui s’attaque – chez les juifs comme chez les autres – à tous ceux qui pratiquent une pensée binaire, installée, inamovible. L’humour la traverse de part en part lorsqu’Abraham Ajar vante l’existence de la Shoah comme test grandeur nature de l’épigénétique et remercie l’Allemagne pour cela ou lorsqu’il entonne avec jubilation cette phrase de la Marseillaise – « Qu’un sang impur abreuve nos sillons ». Johanna Nizard, en écorchée vive multicolore et à transformations multiples, maniant la distance de soi avec une jouissance perceptible et un brio certain, mène cette danse contre la pureté d’entre-soi et plaide magnifiquement pour le « plusieurs chez soi ». Il n’y a peut-être pas de Ajar, mais une multitude où Ajar et Gary rejoignent la horde bigarrée et changeante qui forme l’humanité.

© Pauline Le Goff

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Il n'y a pas de Ajar. Un « monologue » contre l'identité (texte édité chez Grasset)

S De Delphine Horvilleur S Mise en scène Johanna Nizard et Arnaud Aldigé S Avec Johanna Nizard S Collaboration artistique à la mise en scène Frédéric Arp S Conseil dramaturgique Stéphane Habib S Regard extérieur Audrey Bonnet S Création maquillage et perruque Cécile Kretschmar S Création costumes Marie-Frédérique Fillion S Création sonore Xavier Jacquot S Scénographie et création lumières François Menou S Production En votre compagnie S Coproduction Théâtre Montansier – Versailles, Théâtre Romain Rolland de Villejuif, Les Plateaux Sauvages, Communauté d'agglomération Mont-Saint-Michel – Normandie, Comédie de Picardie, Scène conventionnée pour le développement de la création théâtrale en Région S Avec le soutien et l'accompagnement technique des Plateaux Sauvages et du 909 S Projet soutenu par le Ministère de la Culture – Direction régionale des Affaires Culturelles d'Île-de-France S Spectacle soutenu par l'ADAMI et le dispositif « ADAMI Déclencheur » S Avec le soutien du Fonds SACD Théâtre Création du 19 au 29 septembre 2022 aux Plateaux Sauvages, Paris S Durée environ 1h15

Théâtre de la Concorde - 1-3 av. Gabriel - Paris
Du mercredi 11 au samedi 28 décembre , 11-14/12, 17-21/12, 26-28/12 à 20h30, 22 & 24/12 15h

TOURNÉE
Théâtre de Cornouaille, Scène nationale de Quimper les 26 et 27 novembre 2024
Théâtre de la Concorde du 10 au 28 décembre 2024
Théâtre François Ponsard, Vienne le 10 janvier 2025
Théâtre du Château, Eu le 17 janvier 2025
La Comète, Scène nationale de Châlons -en-Champagne le 21 janvier 2025
L'Espace des Arts, Scène nationale Chalon-sur-Saône les 23 et 24 janvier 2025
Théâtre Molière, Scène nationale archipel de Thau, Sète le 29 janvier 2025
Théâtre de l'Usine, Saint-Céré le 31 janvier 2025
Le Cratère, Scène nationale d'Alès , le 03 février 2025
L'Archipel, Scène nationale de Perpignan , les 06 et 07 février 2025
Centre Culturel d'Uccle, Belgique le 15 février 2025
Théâtre National de Nice du 26 au 28 février 2025
Festival théâtral de Coye-la-Forêt le 13 mai 2025

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