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Arts-chipels.fr

Le Tambour de soie. Quand le jardinier devient homme de ménage et la princesse danseuse… le fantôme veille.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Le nô japonais, pour les Occidentaux que nous sommes, a un parfum d’ailleurs par où l’esprit s’évade. Lorsqu’il se métisse de références modernes en adaptant une trame traditionnelle à un récit d’aujourd’hui, le goût d’étrangeté s’en trouve renforcé.

Sur la scène plongée dans le noir, seule veille la « servante », une lampe posée sur un haut pied qui éclaire chichement le plateau. Il n’est pas indifférent que cette « sentinelle » – une autre de ses appellations – porte en anglais le nom de ghost lamp, celle qui reste lorsque le théâtre est rendu aux fantômes qui le hantent, tous ces personnages qui l’ont habité. Car de fantôme il va être question, comme il est souvent de tradition dans le nô et dans ce « nô moderne » qui emprunte son thème à une pièce, Aya no tsuzumi (le Tambour de serge, ou de damas), reprise par Yukio Mishima dans le Tambourin de soie, l’un de ses Cinq nô modernes traduits par Marguerite Yourcenar. Une dernière mutation affectera le texte lorsque Yoshi Oïda demandera à Jean-Claude Carrière de faire une adaptation de la version d’Oshima pour le théâtre. Une longue chaîne qui illustre le rapport des deux metteurs en scène à une double culture, japonaise et française, et à leur volonté de transcender le lieu et le temps pour inscrire cette fable dans l’universel.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Quand le réel se teinte de fantastique

Le Tambour de soie met en scène deux personnages et le musicien qui les accompagne. Sur scène, un vieillard fatigué, malhabile, traîne son balai plutôt qu’il ne le porte. Il y est rejoint par une jeune et fascinante danseuse que les accessoires de ménage gênent dans son entraînement et par un musicien espiègle qu’elle ne cesse de morigéner. Le vieillard tombe amoureux de la danseuse. Mais il est vieux et sans grâce, comment pourrait-il la séduire ? Ce ne sera possible, lui dit-elle pour se moquer, que s’il peut jouer du tsuzumi, le tambour qu’elle lui remet. Mais ce tambour aux formes de sablier du temps est tendu de soie et aucun son n’en sort. Désespéré, le vieil homme se suicide et son fantôme ensanglanté revient hanter la danseuse qui mesure, finalement, le tort qu’elle lui a fait. Une danse de réconciliation clôt le spectacle, comme un pont jeté entre les générations, comme lorsque la vieille année donne la main à la nouvelle et que la nouvelle, par son geste, reconnaît ce qu’elle doit à l’autre.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Deux mondes qui se frottent et se confrontent

Le spectacle offre un parcours complexe entre tradition et modernité. La gestuelle de la danseuse en est imprégnée. À la formation occidentale classique inscrite dans son corps, qui transparaît lorsqu’elle danse et évolue, s’ajoutent des mouvements et des positions de mains et de pieds typiques des traditions extrême-orientales, et une manière d’onduler et de se déplacer qu’on ne saurait rattacher à l’art occidental. Mais elle s’amuse tout autant des rythmes pop et disco qu’elle se passe sur un transistor durant les pauses des répétitions, et qui font naître une autre gestuelle, d’autres manières de vivre le mouvement. C’est cependant dans le rapport à la tradition que se situe le moment très symbolique où elle se livre à la « danse de la folie », le rambyoshi, avec son intensité toute en ruptures de rythme, en alternances de sons et de silences, de débridement du mouvement martelé par les percussions et d’immobilité. Kaori Ito y retrouve l’essence de cet art de la suspension et cette respiration particulière qui, à ce moment, lie la danseuse et le comédien. La musique de Makoto Yabuki, où dominent les sons bruts des tambours et des flûtes en bambou, traduit la pulsation intime des sentiments du vieil homme. Elle associe les instruments traditionnels du nô, comme les flûtes en bambou nô-kan ou les tambours japonais avec la flûte quéna d’Amérique du Sud ou le xylophone en bambou také-marimba d’Afrique, qu’il a recréés, installant le contenu mythique de la pièce dans l'universalité.

© Christophe Raynaud de Lage

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Un monde de soie et de supplices

On retrouve au fil du spectacle le mélange de sophistication extrême et de sauvagerie qui apparaît comme l’une des composantes du Japon telles que les ont livrées l’Histoire et la civilisation, un peuple de guerriers ayant paradoxalement poussé l’art aux limites de l’épure. La cruauté sarcastique de la jeune fille s’exerce dans un décor magnifiquement tendu de soie, à l’exclusion de tout autre artifice, qui s’habille de multiples reflets sous la lumière et se métamorphose en longues coulées qu’on pourrait croire forêt de tiges de bambous à certains moments. La transparence de la matière traversée par la lumière y escorte la cohorte des ombres qui, derrière le réel, accompagne les vivants. Et la voix de Yoshi Oïda, lorsque le vieil homme revient du pays des morts, vient nous rappeler le grondement furieux venu des entrailles de cette langue gutturale qu’on retrouve au cinéma chez Kurosawa, par exemple.

© Christophe Raynaud de Lage

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Au plus près de l’humain. Aller à la rencontre des contraires.

Dans l’opposition des âges se joue un thème universel. Kaori Ito incarne une modernité qui emprunte aussi bien au passé qu’au présent. Mais c’est au moment où, par-delà la mort, elle tend la main au vieil homme, qu’elle arrive au bout de ce chemin initiatique où passé et présent se rassemblent et se fondent. Yoshi Oïda dit que son rêve était de danser, lui qui n’est pas danseur mais comédien, avec son contraire. Vieux monsieur, il lui importait de se confronter à une jeune femme. À l’abstraction de la danse, il lui était nécessaire d’ajouter le support d'une fable, théâtrale. La pièce est le produit de cette rencontre. Celui d’un apprentissage mutuel, de la fusion entre le rythme non-organique du théâtre et la matérialité, ou l’immatérialité de la danse. Une synthèse qui passe par le « message » que délivre Yoshi Oïda. « Ce que j’ai appris de Yoshi et que j’essaie d’appliquer dans le spectacle, dit Kaori Ito, c’est le rythme de son jeu, quand placer les silences, quand se retirer. Ce concept de tradition japonaise, appelé jo-ha-kyū est à la base du rythme de la vie humaine et des changements de rythmes d’une représentation. Le tempo ou le mouvement commence lentement (jo), puis se développe progressivement (ha) et accélère en intensité jusqu’à son apogée finale (kyū). » Le Tambour de soie incarne cette fable sur la rencontre et la transmission qui transcendent la mort et la disparition, « entre une femme qui se sent déjà vieillir et un homme âgé qui se sent encore jeune», dans une alchimie subtile et une fascinante démonstration, pleine de beauté où se mêlent danse, chant, musique et texte poétique.  « Je l’aurais entendu, fait dire Oshima à la danseuse dans son adaptation du conte, se référant au son du tambour tendu de tissu, s’il avait frappé une fois de plus. » Le spectacle frappe ce dernier coup pour dérouler, par-delà le temps, un fil de vie chatoyant et magique, à la fois intemporel et universel.

© Christophe Raynaud de Lage

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Le Tambour de soie. Un conte nô moderne

S Texte de Jean-Claude Carrière inspiré de Yukio Mishima S Mise en scène et chorégraphie Kaori Ito & Yoshi Oïda S Avec Kaori Ito, Yoshi Oïda, Makoto Yabuki S Musique Makoto Yabuki S Lumières Arno Veyrat S Costumes Aurore Thibout S Couleurs textiles Aurore Thibout  &Ysabel de Maisonneuve S Collaboration à la chorégraphie Gabriel Wong S Collaboration à la mise en scène Samuel Vittoz S Production Compagnie Himé S Production déléguée Maison de la Culture d’Amiens – Pôle européen de création et de production Coproduction Festival d’Avignon ; Théâtre de la Ville, Paris S Avec le soutien de Centquatre-Paris La compagnie Himé est soutenue par le ministère de la Culture – DRAC Île-de-France ; la Région Île-de-France et le Département du Val-de-Marne ; la Fondation BNP Paribas Kaori Ito est artiste associée à la Mac de Créteil, au Centquatre-Paris et en compagnonnage artistique avec KLAP Maison pour la danse S Durée 1h

Théâtre Nanterre-Amandiers – 7, avenue Pablo Picasso, 92000 Nanterre

www.nanterre-amandiers.com

Du 10 au 26 novembre 2022. Mar.-mer. à 19h30 / jeu.-ven. à 20h30 / sam. à 18h / dim. à 15h

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