18 Septembre 2023
C’est un texte fort que Gilbert Ponté a choisi de monter et d’interpréter. Stefan Zweig, par le biais de la fiction, y raconte le monde qu’il a fui et le désir de vivre qui s’enfuit.
Le Joueur d’échecs est la dernière œuvre de Stefan Zweig. Ce court roman, écrit entre 1938 et 1941 et publié de manière posthume en 1943 à Buenos Aires puis à Stockholm – par Exilverlag, une maison d’édition dédiée à la littérature d’exil – s’enracine dans la vie de solitude que connaît alors l’écrivain juif autrichien, réfugié au Brésil où il meuble sa solitude en rejouant des parties d’échecs. Une existence qui a vu sonner le glas de ses rêves humanistes et d’un engagement pacifiste de toujours, ce qui le conduira à un suicide soigneusement planifié en février 1942.
Une fable mise en abîme
Le narrateur, un Autrichien en partance pour l’Argentine, se trouve, dans le navire qui l’emporte, embarqué avec le champion du monde d’échecs, un jeune homme taciturne, un imbécile mal dégrossi sorti d’une campagne reculée de Hongrie, apathique et plutôt hostile, misanthrope et vénal, Miko Czentović. Pour tenter de s’en approcher, le narrateur imagine d’aller sur le seul terrain qui le concerne, les échecs, par le truchement d’un Écossais richissime qui, contre monnaie sonnante et trébuchante, obtient de faire une partie avec le champion. Ils seront tous contre un, ce qui ne les empêchera pas de perdre. Au cours de la revanche, ils reçoivent l’aide d’un mystérieux M. B. Nous pénétrons alors, par l’intermédiaire du narrateur chargé de le sonder, dans l’histoire de M. B. et des raisons qui font de lui un joueur d’échecs de première importance bien qu’il n’ait jamais touché un échiquier, sauf mentalement, et qu'il n'ait pas pratiqué depuis vingt ans. On y découvre aussi les motifs qui expliquent sa longue abstinence, une fois libéré. Les histoires se superposent pour aboutir à la dernière partie à laquelle se livrent M. B. et Czentović et où les failles de M. B. refont surface.
Échecs, au jeu des doubles
L’auteur Stefan Zweig joue ici une partie dans laquelle il se cache en même temps qu’il se dévoile. Narrateur en charge du récit, il est le maître du jeu, celui qui manipule les pions, mais il en est en même temps le partenaire. Il est celui que le jeu fascine parce qu’il est d’abord un exercice mental, où la connaissance de l’adversaire et l’anticipation de ses réactions sont fondamentales. À travers la figure de M. B. se dessine une autre facette, apparaît un autre reflet, un nouveau double. Car les conditions dans lesquelles M. B. a appris à jouer ont à voir avec l’écrivain Stefan Zweig. Tous deux ont eu maille à partir avec le nazisme. Si M. B. est mis à la torture de l’isolement dans un hôtel de luxe pour lui faire révéler l’endroit où sont dissimulées de fortes sommes dont le pouvoir nazi voudrait s’emparer alors que Zweig dont on saisit la collection de manuscrits, de partitions et d’autographes s’exile dès février 1934, tous deux trouvent dans les échecs un refuge, illusoire mais aussi synonyme de névrose schizophrénique, un lieu où l’esprit, dédoublé, « perd pied ».
Échecs, dans le marécage des parties perdues
Derrière le personnage de Miko Czentović se profile une autre figure du joueur, celle du monstre froid qui s’est emparé du pouvoir en Allemagne en 1933, a alimenté la montée en puissance de l’austrofascisme de 1934 à 1938 et envahi l’Autriche et la Tchécoslovaquie en toute impunité. Celui-là, qui a livré au feu les écrits « juifs » et dissidents, qui a mis à l’index l’art « dégénéré », a joué un coup. Il a fait le pari – gagné avant qu’il n’aille trop loin en envahissant la Pologne – qu’aucune des grandes puissances ne lèverait le petit doigt pour déclarer la guerre. Derrière la partie que jouent Miko Czentović et M. B. se révèle une autre partie d’échecs, dont M. B. n’a pas les moyens de sortir vainqueur au moment où le livre est écrit. Le pacifiste et humaniste Stefan Zweig ne peut faire le poids devant la machine de guerre mise en place en face de lui et, comme M. B., son esprit vacille, le conduisant à l’extrémité qu’on connaît.
Ce texte fort, Gilbert Ponté le fait entendre, sans autre artifice que le jeu, avec clarté. Si son plaidoyer, très appuyé sur le désir de convaincre, aurait mérité peut-être une gestuelle plus parcimonieuse, plus intérieure, plus ramassée, il n’en fait pas moins percevoir l’intensité douloureuse de ce Joueur d’échecs et la résonance qu’on peut lui trouver aujourd’hui.
Le Joueur d'échecs de Stefan Zweig
S Seul en scène de Gilbert Ponté S Création lumière Antoine Le Gallo S Création 2022 La Birba Compagnie S Durée 1h 10
Au Théâtre Essaïon – 6, rue Pierre-au-Lard, 75004 Paris – www.essaion-theatre.com
Du 16 octobre 2023 au 7 février 2024, les lundi et mardi à 19h15