22 Novembre 2022
Un débat agite aujourd’hui la société autour de la question des genres et du sens que revêtent les termes de « masculin » et de « féminin ». Dans ce très beau spectacle inspiré d’une histoire véridique, Catherine Marnas apporte à l’édifice une pierre héritée du XIXe siècle. Un voyage dans la tête d’un.e « pas comme les autres » dont le message rencontre aujourd’hui un brûlant écho.
Le blanc domine dans le décor virginal qu’on découvre sur le plateau. Deux lits, recouverts d’un fin voile, apparaissent côté cour. Au fond de la scène un écran diffuse des images dont le sens reste énigmatique : neige recouvrant un relief ? ouate douce et cotonneuse dont les plissements évoluent en lentes ondulations comme la figuration d’un monde où la douceur ne va pas sans un certain étouffement ? Sur le côté, un homme, tout de noir vêtu, dessine la figure métaphorique de celui qui se lave les mains. L’eau s’écoule lentement, distillant le temps qui passe et l’attente. L’homme s’approche des lits, ôte le voile de l’un d’entre eux. Une silhouette se dresse. Drapée dans un drap blanc qui forme une toge artistiquement nouée, elle est Herculine Barbin, l’être dont le récit forme la matière du spectacle.
Un témoignage rare
Jeune fille pauvre née en 1838, Adélaïde Herculine Bardin, dite Alexia, doit son éducation aux religieuses de l’hospice civil de Saint-Jean-d’Angély qui prennent en pitié cette jeune fille méritante et lui permettent ensuite de poursuivre son cursus au couvent des Ursulines et, en la dotant d’une bourse, plus tard, de devenir institutrice pour exercer dans un pensionnat de jeunes filles à Archiac. Elle s’éprend de Sara, l’une des filles de la directrice et une idylle se noue avant de devenir passion amoureuse exclusive. Le doute sur le véritable sexe d’Herculine s’installe au cours de leurs ébats. À la suite de très fortes douleurs à l’aine, elle consulte des médecins qui confirment l’existence de testicules. Déclarée de sexe masculin, Herculine-Camille devient Abel et, pour fuir le scandale, s’installe à Paris sans parvenir à trouver un apaisement à ses tourments dans une peau masculine. Sa fin sera tragique. Peu avant sa mort, il-elle rédige un journal où il-elle raconte son histoire. Celui-ci, trouvé par le médecin qui pratique l’autopsie et constate un « vice de conformation des organes génitaux », est publié par lui en 1872 dans Question médico-légale de l’identité dans ses rapports avec les vices de conformation des organes sexuels. Michel Foucault l’exhumera un siècle plus tard.
Au jeu du dialogue sur l’indécision des sexes
L’homme présent sur la scène est le partenaire privilégié des mémoires d’Herculine : il est le médecin qui les recueille et les publie dans un monde où l’hermaphrodisme – qu’on nomme aujourd’hui intersexualité – n’a pas de droit de cité. Il est aussi l'auteur des rapports médicaux et du « devenir » genré d’Herculine, le narrateur qui plonge aux sources mythologiques d'Hermaphrodite – l’enfant né des amours d’Hermès et d’Aphrodite, devenu mi-homme mi-femme par son union avec la naïade Salmacis – et le passeur contemporain qui fait résonner de la parole de Michel Foucault et d’autres. Il entame avec Herculine-Abel un dialogue scénique très intense, où la dualité est soulignée, mise en exergue. Tantôt se répondant et se faisant écho, tantôt d’une même voix, ils déroulent le témoignage émouvant de la créature hybride qui se pensait femme et qu’on obligea à modifier ses caractéristiques sexuelles, à changer de genre. Dans une lente gestuelle où se joue la réversibilité des sexes, ils offrent une belle et forte image de cette indécision du genre où masculin et féminin s’échangent en permanence.
Un voyage intérieur
La traversée à laquelle nous convient les mémoires d’Herculine se joue comme une plongée intérieure dans les souvenirs du personnage. La projection en fond de scène évoque le décor sans le montrer explicitement. Utilisant gravures anciennes et photos vieillies, parfois superposées, elle les noie et les floute telles des esquisses entr'aperçues dans la blancheur du paradis perdu qu’évoque le récit. Car le spectacle est vu du point de vue d’Herculine et il n'est pas indifférent que le trouble de son rôle soit tenu par Yuming Hey, qui se définit lui-même comme « gender fluid ». Nous posons nos pas dans ceux du personnage, nous suivons son évolution de petite fille élevée dans un milieu de femmes vivant exclusivement en vase clos, un gynécée religieux où murmures, voiles qui dérobent au regard et effleurements accompagnent une éducation contrainte, sous surveillance. Nous sommes les témoins de son trouble à la puberté, de ses efforts pour cacher une pilosité qui va croissant, pour effacer sa silhouette androgyne si différente de celle de ses camarades. Nous la voyons évoluer au milieu des jeux communs aux jeunes filles qui prennent bientôt la forme de l’éveil de la sexualité et de l’amour. Nous sommes dedans, à l’intérieur du personnage, au-delà de tout jugement moral d’où qu’il provienne.
L’insoutenable masculinité de l’être
L’émotion et la compassion s’installent à l’évocation du calvaire de celle qui devient « homme » malgré elle. Femme au milieu de femmes, elle vit, à travers sa relation amoureuse, une mixité sexuelle harmonieuse, quoique clandestine, qui correspond à son être et à ses aspirations. Son changement de genre la projette dans un autre monde. Aux caresses de son jeune âge répond la dureté d’un statut masculin qu’elle ne connaît pas, qu’elle n’a pas fait sien et dont elle ne peut singer les attitudes. Au bout de son long chemin de croix se trouvent la misère et la mort. La pièce avance sur la voie de la prise en compte de la différence. Entre les différenciations affirmées des femmes « viriles » adoptant des tenues masculines ou des hommes changeant de sexe, il existe une infinité de nuances qui s’inscrivent en faux par rapport aux impératifs légaux et comportementaux de la société. Le récit d’Herculine Barbin, à l’« archéologie » de notre approche contemporaine, constitue, avec le style à la fois élusif et littéraire de son siècle, un merveilleux plaidoyer sur la différence que le spectacle sert avec force et beauté.
Herculine Barbin. Archéologie d’une révolution S D’après Herculine Barbin dite Alexina B. publié et préfacé par Michel Foucault S Adaptation Catherine Marnas et Procuste Oblomov
S Mise en scène Catherine Marnas S Avec Yuming Hey, Nicolas Martel S Conseiller artistique Procuste Oblomov S Assistant à la mise en scène Lucas Chemel S Scénographe Carlos Calvo S Créatrice son Madame Miniature assistée de Edith Baert S Lumières Michel Theuil assisté de Fabrice Barbotin et Véronique Galindo S Vidéo Valéry Faidherbe assisté de Emmanuel Vautrin S Chorégraphies Annabelle Chambon S Costumes Kam Derbali S Avec la complicité de Vanasay Khamphommala et Arnaud Alessandrin S Régie générale Emmanuel Bassibé S Production Marième Diop S Production Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine S Coproduction La Comédie de Caen – CDN de Normandie S Durée 1h25
Du 15 novembre au 3 décembre 2022
Au Theâtre 14 – 20, avenue Marc Sangnier, 75014 Paris
T. 01 45 45 49 77 www.theatre14.fr