24 Novembre 2022
Errance esthétique autour d’un tableau inoubliable de Géricault, exercice de style en forme de performance et de vision plastique ou méditation philosophico-clownesque, chacun peut apporter son manger interprétatif à ce spectacle. Le naufrage auquel il nous convie n’en est pas moins riche et réjouissant.
Le Radeau de la Méduse de Géricault est un tableau universellement connu. Ses dimensions impressionnantes – plus de 7 mètres de long par presque 5 de haut –, ses outrances dans une ambiance crépusculaire et mouvementée, ses personnages aux visages livides, tendus vers un salut illusoire qui s’éloigne dramatiquement pour se perdre dans le lointain font de ce tableau une œuvre saisissante qui reste dans toutes les mémoires. Tableau événement, au propos jouant sur le polémique et le sensationnel, il fait écho à un fait divers sinistre. En juillet 1816, la frégate La Méduse s’échoue avant de sombrer. Faute de place suffisante dans les canots de sauvetage pour les 400 personnes à bord, 147 d’entre elles se réfugient sur un radeau de fortune initialement construit pour tenter d’alléger la charge du navire et le désensabler. Lorsqu’ils sont secourus, ils ne sont plus que 15, dont finalement seulement 10 survivront. Ce qui s’est passé sur le radeau durant les sept jours de l’errance précédant le sauvetage des naufragés dépasse en horreur le simple événement. Déshydratation, faim, soif et folie ont conduit les passagers à la pire des barbaries : l’anthropophagie. Mais, au-delà du caractère glaçant et atroce du fait divers, c’est la charge symbolique et la valeur métaphorique du tableau qui ont traversé les siècles.
Un radeau de la dernière chance
C’est un.e survivant.e mis.e en cadre, environnée de têtes de morts, qui nous accueille au théâtre avant d’entrer dans la salle. Un vestige défunt ou presque mis en scène dans une figuration de lui-même. Le radeau trône sur la scène, plateau lui-même posé sur le plateau pour une invraisemblable figuration, près d’une énorme méduse. Quelques coquillages restent accrochés aux bidons qui servent de support aux planches disjointes qui forment le plancher. Mais de mer, point. C’est un radeau de terre ferme et l’on devine que son usage diffèrera sans doute de ce pour quoi les radeaux sont faits. Et en effet, son équipage n’est pas celui qu’on attend. Parce que nous nous trouvons dans un port loin d'être un havre de paix et que celui qui s’improvise capitaine et tire son savoir d’un grimoire extrait d’un coffre à surprises d’où surgissent objets les plus divers et personnages recrute un équipage de bien étrange figure… des débris d’humanité abandonnés là, une cohorte de morts-vivants qui va trouver refuge sur ce plateau de la dernière chance.
La grande balade des spectres devenus clowns
Ils portent des attelles qui leur immobilisent une partie des bras, se déplacent d’une démarche incertaine, tirant une jambe derrière l’autre, ou en glissandos et roulés-boulés, sont vêtus de toile de jute ou d’habits dépareillés, troués, salis, de chapeaux bosselés. Le visage outrageusement grimé, blanchi, grimaçant, parfois portant des traces de blessure, le regard halluciné, ils sont des résidus d’humanité, des spectres qui n'ont plus que vague figure humaine et se démènent pour faire comme si. Des fantômes kantoriens qui reviennent nous hanter. Une classe morte qui se remet en branle sous la houlette d’une institutrice-capitaine. Six personnages en déshérence qui se sont échoués sur le radeau. Chacune d’entre elles – puisque ce sont six femmes qui endossent ces personnalités, de princesse des miséreux à la voix flûtée qui se transforme en figure de proue, de culbuto clochard ou de femme élastique bourrée de tics dont les jambes se dérobent sans cesse dans de grands écarts intempestifs – a cherché son clown, son personnage cocasse. À chacune est impartie une tâche. Faire de grands exploits reviendra à tirer une langue démesurée, raconter à émettre des jets d’eau par la bouche, divertir ses camarades à faire des calembours douteux. Leur langage, hormis la capitaine qui court sans cesse après ses mots, faisant d’un anglophone un « anglo-saxophone » qui traverse « l’océan de l’Atlantique », est inexistant ou incompréhensible. On saisit de-ci de-là quelques bribes, on s’amuse d’une citation de Marc Lévy, on rit à les voir se transformer en guerriers martelant le haka néo-zélandais.
Des spectateurs embarqués dans une galère
Un dispositif bi-frontal place les spectateurs au niveau de l’action. Disposés sur quelques rangées de part et d’autre du radeau, ils sont partie prenante de cet échouage terrestre, passagers de ce radeau à la dérive avec lequel ils vont prendre la mer. Mais ils sont chacun d’un côté de la barrière et, comme dans la vie réelle, on ne voit pas tout. La voile du radeau, déployée lorsque commence le voyage, divise la scène en deux, offrant deux spectacles pour le prix d’un, mais un demi pour chacun des spectateurs, et on peut épiloguer à loisir sur le réel qui revient en force à travers ces échelles de multiplication et de division de 2. Si l’on ajoute, pour faire bonne mesure, des triangles qui descendent à certains moments des cintres sur le public, avec des messages invitant à les tirer pour déclencher l’action, on a pris la mesure du rôle qui a été assigné aux spectateurs.
Le radeau de terre et le radeau de mer
Ce radeau terrestre finalement prendra la mer. Mais, loin de l’embarquement pour Cythère, léger et heureux, de Watteau, c’est dans les visions de Géricault, mais aussi d’Horace Vernet ou de Delacroix qu’il puise sa matière. Une matière mouvementée et noire sur fond de mer en furie, de vacarme et d’éclairs. On retrouve la démesure et la folie qui touche les naufragés découpés au scalpel par une lumière stroboscopique. L’anthropophagie est là, mais elle se balade du côté du Horror Picture Show. On est dans le gore, mais décalé, drôle et déjanté.
Une « philosophie » dans un radeau qui laisse médusé
On s’amuse beaucoup de la gestuelle des actrices et des références qui passent l’air de rien tout au long du spectacle. Il n’en demeure pas moins que, à la manière dont le Radeau de la Méduse interroge la société, cet univers tout droit sorti d’une déchetterie qui sent son bidonville nous interpelle. Car nous sommes dedans, embarqués dans un monde où s’accumulent les déchets, où la société des hommes perd sa qualité humaine, dont tous les pronostics annoncent le naufrage. Errance, dérive, futur apocalyptique sont les thèmes qui agitent la société d’aujourd’hui. En nous incluant dans cette vision de fin du monde et de perte des valeurs, ce spectacle épatant nous invite, à travers le rire, à mesurer la catastrophe qui nous guette.
Et puisque départir nous fault
S Conception et mise en scène Cécile Feuillet avec la complicité de Pauline Marey-Semper S Direction musicale Nikola Takov S Scénographie Frank Échantillon, Cécile Feuillet, Diane Guérin et Julien Puginier S Création lumière Simon Fritschi S Création sonore Marion Cros S Décor et costumes Valy Montagu S Chargée de production Maëlle Prévôt S Avec Anaïs Castéran, Cécile Feuillet, Jade Labeste, Pauline Marey-Semper, Alice Rahimi et Mathilde Weil S Production Cie Marée Basse S Coproduction Théâtre de la Cité internationale, Théâtre Olympia – CDN de Tours, Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique CNSAD – PSL S Avec le soutien du JTN – Jeune Théâtre National, des Tréteaux de France – CDN, de Un Festival à Villerville et du Festival international de théâtre de Milos S Le Théâtre de la Cité internationale est subventionné par le ministère de la Culture et de la Communication – direction régionale des Affaires Culturelles d’Île-de-France, la Cité internationale universitaire de Paris et la Ville de Paris S Avec le soutien du conseil régional d’Île-de-France pour les résidences d’artistes. S Avec l’aide de l’Onda pour l’accueil de certains spectacles S À partir de 9 ans S Durée 1h30
Théâtre de la Cité internationale - 17, bd Jourdan 75014 Paris
Rés. 01 85 53 53 85 ou sur www.theatredelacite.com
14 → 26 novembre, lun.-mar. – 20h, jeu.-ven. – 19h, sam. – 18h, dim. – 15h