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Arts-chipels.fr

7 minutes. Quand la vie quotidienne devient matière à philosophie politique et pose un dilemme existentiel.

© Vincent Pontet. Coll. Comédie-Française

© Vincent Pontet. Coll. Comédie-Française

C’est à une passionnante réflexion sur l’individuel et le collectif que nous convie cette pièce, en même temps qu’elle pose les bases d’une interrogation sur le sens des compromis et de leurs limites.

Sur les côtés du plateau, le décor dit le travail et l’usine. Des rayonnages où sont entreposés des bobines de fil, des écheveaux, des palettes, des cartons du matériel divers, une fontaine à eau. Une lumière oscillante évoque le passage des écheveaux sur la trame du métier à tisser. Le son monte jusqu’à devenir assourdissant. Le tremblotement de la lumière se fait plus accentué. Les machines ont été mises en route. Dix femmes d’âge et d’origines différentes sont réunies. Elles en attendent une onzième avec impatience. Elles sont les membres du comité d’usine, déléguées par l’ensemble du personnel pour négocier avec la direction. Car il y a urgence. L’usine change de main. De nouveaux investisseurs arrivent, et avec eux, des partenaires étrangers. Le champ des responsabilités s’éloigne de l’horizon mesurable et les inquiétudes sont grandes quant aux exigences des nouveaux patrons : s’agira-t-il d’une liquidation de l’usine ? de licenciements partiels ? Toutes se perdent en conjectures.

© Vincent Pontet. Coll. Comédie-Française

© Vincent Pontet. Coll. Comédie-Française

Une galerie de personnages comme un raccourci de la société

Elles sont aussi diverses que les situations auxquelles les confrontent la vie. Il y a parmi elles des ouvrières et des employées de bureau, des jeunes et des vieilles, des nouvellement engagées et d’autres avec trente ans de maison, des célibataires et des femmes mariées, avec ou sans enfants. Certaines sont racistes ou xénophobes, d’autres pas. Certaines pratiquent une religion, d’autres pas. Il y a les vindicatives et les conciliatrices, les calmes et les colériques, les silencieuses et les bavardes, les douces et les plus violentes. Elles ont toutes la peur au ventre de perdre un travail parfois acquis après une longue période de galère, qui leur permet de faire vivre leur famille, de garder la tête hors de l’eau. Elles ont été élues par les deux cents employés que compte l’usine pour les représenter. Et même si la pièce se déroule, vue par l’auteur, en France, le modèle de leur représentativité est celui du comité d’usine soviétique, en vigueur en Italie. Car la proposition l’auteur ne porte pas tant sur la représentativité, via un syndicat ou non, mais sur la responsabilité individuelle de chacune dans la décision collective à prendre, non seulement en son nom propre, mais dans le cadre d’une représentativité de l’ensemble du personnel.

© Vincent Pontet. Coll. Comédie-Française

© Vincent Pontet. Coll. Comédie-Française

Un dilemme qui fait éclater le groupe

Elles tournent et virent, ces femmes réunies, elles s’interrogent sur celle – une seule au milieu de dix « cravates » – qui les représente – et si elle allait se faire corrompre ? Les langues vont bon train, les suspicions aussi. Voici qu’elle sort et, au soulagement de chacune, évoque la reprise de l’ensemble du personnel et le maintien du salaire pour tous. Mais il y a une condition : que les employé.e.s sacrifient sept minutes de leur temps de pause quotidien, pendant lesquelles, ils-elles continueront à travailler. Une proposition en apparence anodine face aux craintes de toutes, mais lourdes d’autres conséquences dans ce qu’implique cette renonciation, car l’usine tourne bien, que les comptes sont bons et que ce « petit sacrifice » est rien moins qu’innocent. C’est ce que vont découvrir, au fil de leurs discussions, les onze femmes réunies dans ce no man’s land qui est plutôt un lieu de passage qu’une salle de réunion dans un univers où, justement, on veille à réduire les occasions de se rassembler.

© Vincent Pontet. Coll. Comédie-Française

© Vincent Pontet. Coll. Comédie-Française

Une bi-frontalité éclairante

Le lieu du théâtre, avec sa distinction traditionnelle du rapport scène/salle, est lui-même « perturbé » par une approche bi-frontale qui place les spectateurs de part et d’autre de l’action, comme si celle-ci se déroulait en présence de la foule invisible des autres employés de l’usine, ou qu’elle plaçait le spectateur en situation d’être lui-même l’employé de l’usine et le destinataire de ces débats. Un témoin muet et passif de tractations qui se font en son nom, de décisions qui se prennent en ses lieu et place et qui l’engagent, à son corps défendant mais avec le postulat sous-jacent d’une acceptation de la représentativité. Entre le microcosme de l’usine et le macrocosme du public se tisse un lien que le contenu du spectacle renforce et amplifie.

© Vincent Pontet. Coll. Comédie-Française

© Vincent Pontet. Coll. Comédie-Française

Dans la balance du débat

On voit se profiler au cours du débat des arguments qui dépassent largement le cadre initial de l’usine de textile. Il y est question de fierté de la tâche à remplir et de l’implication de chacun dans la belle image de l’entreprise, mais aussi d’une force de travail utilisée pour permettre à quelques-uns d’augmenter leurs parts de profit et du premier pas que constitue la renonciation qui est demandée à celui qui vend son expertise dans le travail. On y parle de confiance et de défiance, non seulement dans le rapport au patronat mais dans la forme même de la représentativité. On y évoque aussi les difficultés de la vie quotidienne et le poids qu’elles peuvent prendre face à la décision.

De l’individuel au collectif, et de l’usine à la société

Chacune des femmes présentes, à sa manière et avec sa personnalité, intervient pour modifier le cours de la réflexion qui se fait jour, ouvrant la voie à un véritable débat qui ne concerne plus seulement le monde ouvrier mais la société dans son ensemble, dans un monde où la robotisation supprime les emplois « manuels » et conduit à une inflation du secteur tertiaire. C’est passionnant, et « politique » au sens fort car cela touche à l’implication de chacun dans la conduite d’une décision collective, mais aussi à la responsabilité que nous avons tant dans la délégation du pouvoir que dans son exercice.

Si l’on ajoute que ces onze comédiennes, chacune dans son personnage, sont justes et convaincantes, on se retrouve confronté à une multitude d’images qui nous ressemblent. N’est-ce pas cela aussi, le théâtre, un miroir qui nous permet d’apercevoir les multiples facettes de ce que nous sommes et, ainsi, de décrypter le monde ? D’ouvrir des portes au travers d’approches sensibles en même temps que réflexives ? Les discussions animées qui s’amorcent dans le public après la représentation en portent un témoignage avéré…

© Vincent Pontet. Coll. Comédie-Française

© Vincent Pontet. Coll. Comédie-Française

7 minutes de Stefano Massini. Traduction Pietro Pizzuti

S Mise en scène Maëlle Poésy S Avec la Troupe de la Comédie-Française S Dramaturgie Kevin Keiss S Scénographie Hélène Jourdan S Costumes Camille Vallat S Lumières Mathilde Chamoux S Son Samuel Favart-Mikcha S Maquillages, coiffures et perruques Catherine Saint-Sever S Assistanat à la mise en scène Aurélien Hamard-Padis S Photos Vincent Pontet coll. Comédie-Française S Création 2021 La Comédie-Française S Production La Comédie-Française / Théâtre du Vieux-Colombier. S  L’Arche est éditeur et agent théâtral du texte représenté S En partenariat pour la tournée avec le Théâtre Dijon-Bourgogne – Centre dramatique national S Durée 1h35 S À partir de 15 ans

Du 9 au 13 novembre 2022, mer, jeu, ven à 20h, sam à 18h, dim à 17h

Théâtre Public Montreuil – 10, place Jean-Jaurès, 93100 Montreuil

www.theatrepublicmontreuil.com

TOURNÉE

9 - 13 novembre 2022 Théâtre Public de Montreuil - CDN

17 - 19 novembre 2022 Théâtre Sénart

6 & 7 décembre 2022 L’Azimut - Théâtre Firmin-Gémier, Châtenay-Malabry

9 & 10 décembre 2022 Points Communs - Théâtre 95, Nouvelle Scène nationale de Cergy-Pontoise

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