15 Octobre 2022
Dire à un mort ce qu’on n’a pu lui dire tout au long de sa vie, c’est l’artifice que choisit Antonio Tarantino pour montrer, dans une langue magnifique, un monde où la survie est chose difficile et où l’exclusion de tout ce qui diffère est la norme.
Sur un banc anonyme – peut-être sur le quai d’une gare ou dans l’attente d’un car – un homme s’est assis. Il dépose précautionneusement près de lui une urne funéraire. Elle contient les cendres de son fils qu’il vient de récupérer. Il entame avec l’absent le dialogue qu’il n’a jamais pu mener, tous ces mots empêchés qui se sont accumulés et qui reviennent en force pour tisser le lien, interrompu bien des années auparavant. Son fils était travesti et prostitué. Il avait quitté sa ville, quitté des parents incapables de comprendre ses aspirations, son mal-être. Il s’est jeté dans le Lambro, un soir de désespoir.
Une histoire en zigzag qui dit un monde
Peu à peu, tandis que s'écoule le jour qui va vers sa fin, se dessine l’histoire familiale. Un père petit trafiquant qui entraîne son fils dans des aventures louches et de minable envergure. Une mère qui ne cesse de se lamenter et de l’insulter. « Bâtard, cul-terreux, sale porc » tournent en boucle dans sa bouche tandis qu’elle se shoote au marsala. Quant au père, entre les séances au bistrot où il boit ce qu’il gagne dans ses petits trafics et les interminables parties de belote, il n’offre pas une meilleure image à celui qui ne se sent pas des leurs parce qu’il aime ce qui est beau et ce qui brille. Autour d’eux, c'est toute une population qui gravite, qui n’est pas plus reluisante et abreuve le jeune homme d’épithètes égrillardes et de brimades tandis que le père vante ce que son fils porte entre les jambes.
Une langue singulière pour un travail de comédien millimétré
C’est dans une langue crue toute en ellipses et en images qu’Antonio Tarantino avance dans le soliloque. Des phrases en suspensions, en segments qui laissent circuler l’imaginaire. Des expressions qu’il faut se mettre en bouche, mâchouiller encore et encore jusqu’à leur faire rendre le jus qu’elles contiennent. Une langue qui vit et vibre, pleine de fautes de syntaxe et qui ignore la grammaire du tout un chacun mais qui devient limpide dans la bouche de l’acteur. Paul Minthe la fait entendre. Il travaille son interprétation avec une économie de moyens remarquable. Il bouge à peine. Quelques pas lorsqu’il a soigneusement posé l’urne à côté de lui ou sur le haut de la banquette. Il caresse cette urne qui l’accompagne, dans un geste de tendresse au fils disparu. Il l’époussette pour en chasser les grains de poussière imaginaires, comme une mère attentive à lui rendre son lustre, tandis qu’il rejoue, dans son soliloque sans fin, des situations qui parlent d’incompréhension, d’exclusion, de rejet de ce fils qu’on avait surnommé « la vierge bienheureuse ».
Une mort érigée en mythe
Lui, le sans-grade, le déchet de la société, il va trouver pour son fils les mots pour l’escorter dans l’au-delà, avec toute la tendresse d’un père qu’il n’a pas su exprimer du vivant de celui-ci. Il s’inscrit en faux contre l’insulte de « pute » proférée par la mère, vante la robe rouge, éclatante de beauté de celui-celle qui va glisser dans les eaux noires du Styx. Il va puiser dans la mythologie les mots qui soignent. Il le met en garde : « Quand tu sens l’herbe grasse du Fleuve gaffe à pas glisser tu y es. Laisse-toi l’aller dans l’eau. » Il lui conseille de mettre en avant tous ses atouts, de se présenter, en bas résille, apprêté.e, séductrice, car il lui faut soigner son arrivée dans le monde des morts. Rien n’y manque, pas même la pièce en or glissée dans la bouche pour payer le Passeur. Mais au-delà de ce fils qui voulut être Autre, au-delà de l’évocation de celui qui se voulait un autre rôle, et à travers ces chaussures à semelles compensées qu’il nomme « cothurnes » et lui conseille d’emporter, c’est vers un autre thème que l’auteur-père glisse, celui de ces acteurs auxquels « beaucoup sera pardonné […] parce que c’est une race d’hommes qui tue l’ennemi et le ressuscite d’un seul coup ». Un bel hommage au théâtre dans une forme où l’interprète donne au texte toute son extension.
Vêpres de la vierge bienheureuse de Antonio Tarantino
S Mise en scène Jean-Yves Ruf S Avec Paul Minthe S Scénographie Laure Pichat S Création sonore Jean-Damin Ratel S Lumières Christian Dubet S Production Chat borgne Théâtre, compagnie conventionnée DRAC Grand Est et Région Grand Est S Coproduction Le Volcan – Scène nationale du Havre S Avec le soutien du Garage à Cosne-sur-Loire et celui de la Fonderie au Mans S Texte traduit par Jean-Paul Manganaro et publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs S Spectacle créé le 4 octobre 2022 au Théâtre des Bains-Douches au Havre - en partenariat avec Le Volcan S Durée 1h10
12 – 30 octobre 2022, 20h30, dimanche, 15h30 — Relâche les lundis et le 16 octobre
Théâtre du Rond-Point – 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt – 75008 Paris