9 Septembre 2024
Gisèle Halimi a mené nombre de combats emblématiques des cinquante dernières années du XXe siècle. Faire son portrait théâtral, c’est aussi traverser un demi-siècle de mutations sociétales dont les prolongements sont aujourd’hui sensibles.
Il était une fois une petite fille née en 1927 à La Goulette, le port du Tunis, issue d’une famille juive pratiquante et de milieu modeste. Première née de la famille, elle portera toute sa vie un double stigmate : celui d’avoir été une fille et non un enfant mâle ; celui d’avoir été programmée pour devenir une femme d’Orient, au service de ses parents et de ses frères. Dans un décor très simple, sur un fond de scène passant du bleu de la mer et du ciel aux teintes chaudes du bois et de la terre, des tracés apparaissent. Ils dessinent d’un simple trait blanc un bord de mer et des maisons méditerranéennes. Ils évolueront au fil de la pièce pour laisser apparaître d’autres lieux, des citations éclairantes et les silhouettes qui émaillent le parcours hors du commun de celle qui deviendra avocate et sera de toutes les grandes luttes de la seconde moitié du XXe siècle. Deux femmes entrent en scène, l’une jeune, l’autre plus âgée. Toutes deux sont Gisèle Halimi car le récit est à la première personne. Le destinataire de ces confidences, c’est le public, auquel les deux femmes s’adressent et au milieu duquel elles se glissent parfois.
La rébellion, déjà au cœur de l’enfance
« Je », Gisèle Halimi, se retourne sur sa vie en reprenant du début et en suivant la chronologie. Dès l’abord, elle se présente comme une rebelle. Elle n’accepte pas, seulement parce qu’elle est une fille – pour ses parents, avoir une fille, c’est comme n'avoir rien –, d’être un être humain au rabais, infériorisé. Dans son milieu, la femme, soumise à ses parents, puis à son époux, n’est que là où on lui dit d’être. Alors elle rue dans les brancards, se revendique une place à part entière. On lui refuse ce qu’elle demande : qu’à cela ne tienne, elle fait la grève de la faim, jusqu’à l’obtenir ! À dix ans, c’est pour conquérir son droit à la lecture, à treize pour ne plus faire le lit de ses frères. Elle dira à l’époque : « J’ai gagné mon premier petit bout de liberté. » Et lorsqu’à quinze ans on projette de la marier avec un marchand d’huile, elle refuse et obtient gain de cause. Si l’on ajoute que ses résultats scolaires sont bons, au contraire de ses frères, on a la mesure d’une personnalité déjà affirmée que ses parents autoriseront à faire des études en France. Un bon de sortie, une échappatoire et la « rage », la volonté de se « sauver ».
L’engagement, une constante qui commence par l’Algérie
Elle ne cessera, tout au long de sa carrière, de se battre pour une indépendance chèrement acquise. La Tunisie et l’Algérie sont sous la coupe de la France ? Elle milite pour l’indépendance et, ayant réussi son droit, devient l’avocate des militants indépendantistes algériens. Elle dénonce les tortures dont ils sont les victimes, étale au grand jour les exactions de l’armée française, devient l’une des principaux avocat.e.s du FLN. En 1960, prenant la défense de Djamila Boupacha, accusée d’avoir déposé une bombe dans un snack-bar d’Alger, elle axe sa défense sur l’invalidité d’aveux obtenus par la torture, dont elle fournit un détail minutieux et atroce que le spectacle restitue, fait état du viol de sa cliente et porte plainte contre X. Elle accuse le général Ailleret, commandant supérieur des forces armées en Algérie et Pierre Messmer, le ministre des Armées, de violation des droits constitutionnels de sa cliente, les fait inculper pour forfaiture. Mais le tribunal est militaire. Djamila est condamnée à mort, puis amnistiée à la suite des accords d’Évian avant d’être libérée en octobre 1962.
La médiatisation comme arme
Dès le procès de Djamila, Gisèle Halimi use du pouvoir des médias pour alerter l’opinion et constituer une forme de contre-pouvoir en créant un débat d’opinion si « bruyant » qu’il pèse sur le jugement à venir. L’aide de Simone de Beauvoir est déterminante car elle entraîne dans son sillage nombre de personnalités. La pièce nous remet en mémoire une autre de leurs interventions, lors du procès de Bobigny, en octobre et novembre 1972, dix ans plus tard. Gisèle Halimi y prend la défense d’une jeune fille de seize ans, poursuivie pour avortement illégal, avec la complicité de sa mère et de trois autres personnes. Violée, Claire avait décidé d’avorter et fait appel à une avorteuse. Ce sont des hommes comme des femmes qui prennent la parole pour défendre les accusées et la pièce rappelle avec bonheur ce moment où l’engagement n’était pas un vain mot. L’académicien Jean Rostand, les biologistes et prix Nobel Jacques Monod et François Jacob, le poète Aimé Césaire, le politique Michel Rocard rejoignent Delphine Seyrig ou Françoise Fabian dans leur défense des accusées. Même le professeur François Milliez, pourtant fervent catholique, intervient, ce qui lui vaudra un blâme du conseil national de l’Ordre des médecins et le rejet de sa candidature à l’Académie de médecine.
Le combat des femmes pour le droit à disposer d’elles-mêmes
Le procès de Bobigny devient emblématique de la lutte que mènent à cette époque les femmes – mais pas seules – pour maîtriser leur fécondité par des moyens contraceptifs ou abortifs. Gisèle Halimi fait de ce procès une tribune contre la loi de 1920, criminalisant l’avortement. Dans un « Manifeste des 343 » (« les 343 salopes » comme le titrera Charlie-Hebdo) produit lors du procès, 343 femmes françaises déclarent publiquement avoir avorté. En signant ce manifeste, elles encourent de possibles poursuites pénales et des peines d’emprisonnement et certaines d’entre elles, les moins connues, connaissent toutes sortes d’avanies professionnelles suite à leurs déclarations. Gisèle Halimi prendra leur défense. L’exposition en place publique du débat sur l’avortement et sur l’usage de moyens contraceptifs contribuera à l’évolution vers la loi Veil, votée en décembre 1974, autorisant la contraception et, sous certaines conditions, l’interruption volontaire de grossesse.
La « neutralité » du métier d’avocat
En signant elle-même le Manifeste des 343, Gisèle Halimi se place hors la loi alors qu’elle est censée la représenter. En provoquant un débat au grand jour, sur la place publique, elle contrevient aux règles du secret de l’instruction. Elle se place en porte-à-faux par rapport au serment qui scelle l’entrée de tout avocat dans la profession. Plus, elle se démarque de l’obligation de neutralité et de non-remise en cause des institutions et de l’État que tout avocat se doit d’avoir. Elle réfute l’obligation de ne rien dire ou publier qui soit contraire aux lois ou aux bonnes mœurs lorsque les lois sont injustes, ou injustement mises en application. « L'avocat, clame-t-elle, doit quelquefois se lever contre les lois elles-mêmes ». Là encore, elle obtiendra gain de cause et une modification du serment est adoptée en 1982.
Un combat féministe incessant
Elle ne cessera ensuite de se battre pour les droits des femmes tant sur le plan juridique que législatif au cours de sa brève carrière politique. Pour élargir la qualification de viol, qui est un crime, face à des cas souvent requalifiés d’atteinte à la pudeur par des magistrats peu enclins à prendre le parti de la victime. Au travers du mouvement Choisir et de l’élaboration d’un « programme commun des femmes ». Ou en réclamant des quotas obligatoires de femmes sur les listes électorales. Si, en 1982, on ajoute, sur sa proposition, un article au code électoral visant à ce qu’elles représentent 25 % de l’ensemble (elle demandait 30 %), la loi est retoquée par le Conseil constitutionnel, au titre que le mot « sexe » serait contraire à la Constitution… Mettant ses pas dans ceux de Simone de Beauvoir, elle affirmera, pastichant le Deuxième sexe, « On ne naît pas féministe, on le devient ».
Un duo théâtral transgénérationnel
La pièce adopte le point de vue de l'avocate. Elle dessine un portrait de femme forgée par son expérience de vie et plus concernée par la défense des causes auxquelles elle croit que véritablement politique. Ariane Ascaride, toute de conviction tranquille, les mains enfoncées dans les poches de son pantalon, laisse pointer la passion sous l’assurance toute en douceur avec laquelle elle énonce des convictions qui deviendront des évidences un demi-siècle plus tard. Avec Philippine Pierre Brossolette, plus jeune, plus fougueuse, toute d’enthousiasme et de passion, elles jettent une passerelle entre passé et présent, reliant les combats qui furent, qui sont et qui seront. La mise en scène, volontairement simple, joue de quelques accessoires – une toge, des photos de famille, quelques projections… – pour laisser toute latitude à l’épanouissement sur scène de la parole. Les deux comédiennes ne surjouent pas. Elles racontent, avec une assurance non dénuée d’humour, les petits événements qui ont changé la face de l’Histoire. Elles soulignent aussi la part fondamentale des convictions et de l’engagement individuel dans les actions collectives.
Des mémoires pour un message d’aujourd’hui
Car le message de Gisèle Halimi nous concerne. Pour les « anciennes » et les « anciens », baby-boomers ou post-, cette remontée à la surface des grands combats qui agitèrent cette partie du siècle où le « politique » occupait une place fondamentale offre l’occasion de retrouver le fil conducteur qui mène à bien des débats d’aujourd’hui, de s’interroger sur l’origine de certains dévoiements actuels et de déterminer quelle part de responsabilité ou d’ouverture le passé peut avoir dans la situation actuelle. Pour les générations X, Y et Z, le spectacle offre l’opportunité de comprendre que certaines avancées qu’on pourrait croire acquises de toute éternité firent l’objet de batailles, parfois assorties de bordées d’injures, voire de menaces de mort et de combats acharnés, législatifs aussi, et qu’elles ont été acquises de haute lutte. Derrière la fantastique vitalité de Gisèle Halimi se dessine la volonté de toute une génération de se mobiliser pour des causes qui n’étaient pas seulement celles d’intérêts individuels ou de communautés réduites mais qui engageaient la collectivité entière. Le public, d’ailleurs, ne s’y trompe pas. Les spectateurs de tous âges et de tous genres, debout, ovationnent le spectacle…
Gisèle Halimi. Une farouche liberté
S Interprétation Ariane Ascaride et Philippine Pierre Brossolette S Mise en scène Léna Paugam S Assistanat à la mise en scène Mégane Arnaud S Scénographie Clara Georges Sartorio S Création Sonore Félix Mirabel S Création vidéo Katell Paugam S Durée 1h15 S Production La Scala Paris S Partenaires TSF Jazz, Télérama S Soutien Grasset
Du 17 septembre 2024 au 31 mai 2025
La Scala Paris - 13, boulevard de Strasbourg, 75010 Paris
www.lascala-paris.com T. : 01 40 03 44 30