24 Octobre 2022
Inspiré par l’affaire Gabrielle Russier, ce texte du dédoublement offre à Edwige Baily l’occasion d’un beau numéro d’actrice sur fond d’amour proclamé de la littérature.
C’est dans la pénombre, ombre noire à la voix de rogomme comme sortie d’outre-tombe, qu’elle nous interpelle. Qui est-elle, cette personnalité fantomatique dont on se demande un moment si elle a toute sa raison et si elle ne souffrirait pas d’un dédoublement de la personnalité ? Car une autre face, puisée dans son passé, se révèle : celle d’une femme qui se prépare à affronter une classe à laquelle elle va enseigner le français et faire partager, à mots découverts, sa passion pour la littérature. De littérature il va être question, de Rimbaud l’indompté à Camus, et de Flaubert à Sophocle et à son intraitable Antigone, la fille d’Œdipe et de Jocaste à qui l’on refuse le droit d’enterrer son frère et qui brave l’interdit, ce qui la conduit à la mort. Des récits de révolte et de résistance qui redoublent l’histoire d’une femme : Gabrielle Russier.
Dans la tourmente et les interrogations nées après mai 1968
Gabrielle Russier est une professeure de lycée très active et convaincante de français, de latin et de grec, et Christian Rossi l’un de ses élèves. Il a quinze ans. Ils participent ensemble aux manifestations de mai, tombent amoureux l’un de l’autre. Les éloignements imposés, les correspondances interceptées ne conduisent qu’à une tentative de suicide du jeune homme et à son internement psychiatrique avant une nouvelle fugue. Quant à Gabrielle, elle va d’incarcération en incarcération jusqu’à sa condamnation à douze mois de prison avec sursis et un franc de dommages et intérêts, preuve de la difficulté à la considérer comme coupable de détournement de mineur sans circonstances atténuantes. Il n’empêche, dans l’intervalle, la candidature de Gabrielle à un poste d’assistante en linguistique est rejetée. Malgré un décret d’amnistie, sa mise au ban perdure. Alors elle tente de se suicider et sa deuxième tentative, le 1er septembre 1969, provoque son décès. L’affaire à cette époque a un énorme retentissement. Aznavour, Reggiani, Anne Sylvestre, entre autres, dédient une chanson à celle qui finit par Mourir d’aimer et André Cayatte en fait un film. Quant au président Georges Pompidou, il reprendra à son propos les vers de Paul Éluard consacrés aux femmes tondues à la Libération : « Moi mon remords ce fut / La malheureuse qui resta / Sur le pavé / La victime raisonnable […] Au regard d’enfant perdue […] Celle qui ressemble aux morts / Qui sont morts pour être aimés »
Entre amour et littérature
Julien Poncet et Edwige Baily ne suivent pas le simple fil rouge des événements historiques, même si l’évocation de l’emprisonnement de Gabrielle se traduit sur le plateau, à la fin du spectacle, par des barreaux qui viennent occuper le mur du fond de scène. De l’histoire, ils retiennent les leçons : celle de notre époque et de ses morales ; celles d’une recherche de la justice qui devrait s’exercer pour que ces morts – celle d’Antigone comme celle de Gabrielle – ne se reproduisent plus. La pièce, en même temps qu’elle s’adresse à tous ceux qui ont pour ambition de penser par eux-mêmes, se veut un hommage, alliant émotion et drôlerie, à ceux qui s’en font les passeurs, ces enseignants qui ont transmis aux auteurs leur passion de l'art et de la culture. C'est l'autre chemin du spectacle. Car l’amour est inscrit dans l’ADN de l’humanité comme dans sa culture. L'hymne à l’amour passe par ce plus apporté par la littérature, la poésie ou le théâtre, comme par les personnages de Colin et Chloé dépeints par Boris Vian dans l’Écume des jours. Parce que la littérature, c’est « tout ça », ce « p’tit cachet qui fait des bulles dans l’eau de la vie ».
Tout ça pour l’amour
S Texte Julien Poncet S Co-autrice et interprétation Edwige Baily S Mise en scène Julien Poncet S Scénographie et costumes Renata Gorka S Lumières Julien Poncet S Musique et sound design Raphaël Chambouvet S Une création Théâtre Le Public Bruxelles, en coproduction avec le Théâtre Comédie Odéon Lyon, Ki M'aime Me Suive, Théâtre Petit Montparnasse S Avec le soutien du Tax Shelter de l’Etat fédéral belge via Belga Films Fund et de la Communauté française S Durée 1h20
Théâtre de l'Œuvre – 55, rue de Clichy – 75009 Paris
Du 20 octobre au 31 décembre 2022 à 19h
www.theatredeloeuvre.com 01 44 53 88 88