24 Octobre 2022
Vous en aviez cauchemardé ? Vous l’avez, cette période d’obscurité de l’Histoire, où un Trump peut être élu ! Elfriede Jelinek offre du personnage un portrait à la fois grotesque et terrifiant qui rencontre les grandes figures mythiques de l’aveuglement et de l’effroi. Dans le rôle à transformations imaginé par l’autrice et orchestré par Ludovic Lagarde, Christèle Tual est proprement stupéfiante.
C’est un décor aseptisé qui apparaît sur la scène. Il évoque un non-lieu, abstrait, sans personnalité. Une chaise, blanche, trône au centre devant un mur tout aussi blanc qui servira, par moments, d’écran à des projections vidéo de pluies de particules ou de paillettes d’un théâtre du monde où l’illusion de ce qui brille joue sa partition. La comédienne fait son apparition, en sweat et chaussures, sans apprêt, une canette de coca cola à la main. Elle se dépouille de sa tenue. Alors commence la transformation. Celui – ou ceux – dont il va être question a été roi et nous marchons sur le chemin de cette voie royale.
Un texte crachat, acide et emporté
Commencé la nuit de l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, ce virulent pamphlet n’adopte pas la forme linéaire de l’analyse politique. Il se présente comme un chaos organisé de visions qui se télescopent, se côtoient et se mêlent, des réflexions qui prennent appui sur les enquêtes du journaliste d’investigation David Cay Johnston et les analyses anthropologiques de David Graeber, sur la personnalité et le parcours de Donald Trump, mais aussi sur les figures d’Œdipe et d’Abraham, la pensée de Freud, sans compter les petits détours par Heidegger. Une cacophonie de références qui se rejoignent dans une vision de la tyrannie contemporaine et des aveuglements en tout genre qui ont conduit à pousser sur le « trône » une figure de Muppet Show. Une dénonciation violente du pouvoir de l’argent et de l’évanouissement de la pensée dans un système où les réseaux sociaux et autres médias deviennent les nouveaux « philosophes ».
Trump et les autres
Dans une langue brute, qui déferle tel un fleuve furieux à travers une logorrhée toute en ruptures, Elfried Jelinek nous jette à la figure ce roi tricheur, voleur et menteur, champion d’un populisme dont bien d’autres exemples existent aujourd’hui. Elle en fait une figure de carnaval au masque de monstre dont les promesses creuses, les affaires véreuses et la vulgarité sont prises comme argent comptant par une société à la dérive qui fait passer le bling-bling pour un métal précieux et érige un veau d’or pour un roi de pacotille. Dans le businessman à la réussite mensongère, défenseur de l’hypercapitalisme et baignant dans un lobby militariste, elle dénonce un führer postmoderne à la Docteur Folamour, sans foi ni loi, caractériel et violent, qui utilise les moyens offerts par la démocratie pour mettre à mort cette même démocratie.
Le roi est aveugle
L’aveuglement est la règle de ce nouveau monde. Parce que le roi refuse de voir ce qui se passe chez ses administrés et les asservit à ses propres désirs. À travers Œdipe et Abraham, Jelinek interroge la figure de l’aveugle. Elle évoque les devins que leur cécité rend visionnaires parce qu’ils voient au-delà des apparences, pour les opposer à ceux que la vue frappe de cécité. C’est Abraham que sa foi a rendu aveugle au point d’accepter de sacrifier son fils à Dieu sans se rebeller. C’est aussi Œdipe, meurtrier de son père et amant de sa mère, qui se crève les yeux de n’avoir pas su voir. Sophocle est de la partie, comme la Bible. Jelinek fait un détour par la psychanalyse. Entre métaphore et réalité, les images tournent en boucle et se renvoient les unes aux autres comme à travers un jeu surréaliste très noir et très grinçant, un cadavre exquis qui enchaînerait des rapprochements d’idées sur le mode de l’écriture automatique et dont l’humour taillé à la serpe naviguerait entre le réel et l’imaginaire. L’Œdipe moderne est avide de réseaux sociaux et Trump, accompagné de sa panoplie de femmes décoratives, s’insurge dans la pièce d’être comparé à Œdipe l’incestueux – les femmes, oui, ma mère, beurk…
Le « sens » de l’Histoire
Elfriede Jelinek n’en abandonne pas pour autant son souci de « faire Histoire » et de relier l’anecdote au général. Parce qu’il « faut regarder le monde pour avoir une vision ». Elle s’interroge sur les raisons qui nous font hisser au rang de roi le pire de nous-mêmes. À la démocratie athénienne répond la démagogie contemporaine. Paul Klee fait une apparition avec son Angelus Novus (« l’Ange Nouveau », 1920) dans lequel Walter Benjamin voit la figure de l’Ange de l’Histoire. Les yeux toujours tournés vers un passé en ruines, il ne contemple que les catastrophes qui s’amoncellent, tandis que du paradis s’élève une tempête qui « est ce que nous appelons le progrès ». L’autrice ne donne aucune recette de prêt-à-penser. Elle livre en vrac des réflexions avec une capacité de révolte intacte et se désespère d’un monde où nous avons « épuisé les mots ».
Du décousu à la métamorphose
Ce pot-pourri dantesque qui amalgame des idées, des images, des visions, des énigmes, où l’on passe d’un personnage à l’autre et où le monologue s’habille de plusieurs peaux qui se succèdent ou se complètent sans qu’un fil conducteur apparaisse, Ludovic Lagarde a choisi de lui donner l’allure de transformations à vue. Au fil du récit, une maquilleuse-habilleuse-coiffeuse s’empare du corps et du visage de la comédienne pour le recouvrir de fard, lui accoler la chevelure blondasse et la mèche au vent de Trump ou apposer sur ses yeux bandés le sang qui coule de ses globes crevés. Tantôt elle se fait pin-up pour camper une Melania Trump bimbo, tantôt elle se recouvre de protections en tout genre qui forment comme une cuirasse, style brigades d'intervention, avant de revêtir le costume et la cravate rouge, de se coiffer d'une tête de porc ou de s’affubler en grimaçant d’un dentier doré. Christèle Tual se métamorphose au gré de l’évolution du texte, marque toutes les nuances, souligne les habillages, les ruptures, avec une jubilation sardonique. Saisissante, elle se fait mobile, mutante. Elle nous fait rire et nous terrifie à la fois. Elle est la vie des pensées qui se bousculent dans nos têtes. Et le public ne s’y trompe pas. Devant cette vision d’apocalypse impitoyable et drôle que nous propose la comédienne dans ses travestissements, il reste suspendu, fasciné.
Sur la voie royale (Am Königsweg) d’après Elfriede Jelinek S Traduction Magali Jourdan et Mathilde Sobottke
S Mise en scène Ludovic Lagarde S Avec Christèle Tual et Pauline Legros S Création musicale Wolfgang Mitterer S Scénographie Antoine Vasseur S Lumière Sébastien Michaud S Costumes Marie La Rocca S Masques et maquillage Cécile Kretschmar S Son David Bichindaritz S Vidéo Jérôme Tuncer S Dramaturgie Pauline Labib S Assistantes à la mise en scène Céline Gaudier et Juliette Porcher S Régie générale Francois Aubry S Régie plateau Éric Becdelièvre S Régie lumière Corto Tremorin S Costumes réalisés dans les ateliers costumes du TNB sous la direction de Myriam Rault Réalisation du décor "Les Ateliers Jipanco et Cie" S Remerciements aux équipes de l’Aire Libre et du Théâtre National de Bretagne S Production Compagnie Seconde nature S Coproduction T2G – Théâtre de Gennevilliers, Centre dramatique national ; Le Parvis, Scène nationale Tarbes-Pyrénées ; TNB – Théâtre national de Bretagne S Avec le soutien du T&M pour la commande musicale S La compagnie Seconde nature est conventionnée par le ministère de la Culture S Sur la voie royale est édité et représenté par L’Arche, éditeur et agence théâtrale S Durée 1h40
Théâtre 14 – 20, avenue Marc Sangnier – 75014 Paris